12

— La Gorgone ! s’exclama Austin. Ça c’est nouveau ! Est-ce que cette algue est si terrible que votre ami le pense ?

— C’est possible, répondit Gamay. Le Dr Osborne est assez préoccupé et j’ai confiance en son jugement.

— Quelle est ton opinion ?

— Il y a de quoi s’inquiéter, mais je n’en dirai pas plus avant d’avoir vu ce qui se passe à la Cité perdue.

Gamay avait appelé Austin à bord du Mummichug. Elle s’était excusée de le tirer du lit, mais voulait le prévenir et lui expliquer pourquoi Paul et elle étaient en route pour la Cité perdue.

— Merci de m’avoir mis au courant. Il vaudrait mieux alerter Dirk et Rudi, dit-il, faisant référence à Dirk Pitt, qui succédait à l’amiral Sandecker à la tête de la NUMA, et à Rudi Gunn, responsable des opérations que l’agence menait au jour le jour.

— Paul leur a parlé à tous les deux. La NUMA a déjà des biologistes qui travaillent sur le problème de la Caulerpa.

Austin sourit.

— Pourquoi ne suis-je pas surpris que Dirk ait une longueur d’avance sur nous ?

— Seulement une demi-longueur. Il ne connaissait pas le lien avec la Cité perdue. Il attend avec impatience le rapport que Paul lui remettra après sa plongée.

— Moi aussi. Souhaite-lui bonne chance. Restez en contact.

Comme Austin raccrochait, les vers de T. S. Eliot lui revinrent en mémoire : « C’est ainsi que finit le monde / Non par un boum, mais un gémissement. » Splotch.

Paul et Gamay étaient à la hauteur et comme de toute façon il ne pouvait rien faire de plus, il tâcha de s’occuper en inspectant le Seamobile de la proue à la poupe. À part quelques bosses et éraflures, Austin constata que le véhicule était plus en forme que lui. Assis dans la cabine en forme de bulle, il parcourut la check-list. Une fois certain que tout fonctionnait, il alla chercher deux tasses de café à la cuisine et frappa doucement à la porte de la cabine de Skye.

Tenant compte du fait que le Mummichug était un bateau relativement petit, les concepteurs avaient imaginé de petites cabines individuelles qui permettaient aux membres de l’équipage de profiter d’un peu d’intimité. Skye était déjà réveillée et habillée. Elle ouvrit immédiatement la porte et sourit en voyant Austin.

— Bonjour, dit-il en lui tendant une tasse de café fumante. Bien dormi ? ajouta-t-il, voyant les cernes noirs sous ses yeux.

— Pas vraiment. Je n’arrêtais pas de rêver que j’étais étouffée sous des tonnes de glace.

— J’ai un remède très efficace contre les cauchemars. Ça te dirait d’explorer un tombeau sous-marin ?

Le visage de Skye s’illumina.

— Comment une personne saine d’esprit pourrait-elle refuser une offre aussi séduisante ?

— Alors suis-moi. Notre char nous attend juste dehors.

Dès qu’Austin et Skye furent à bord, le submersible fut mis à l’eau entre les deux coques du catamaran. Une fois à l’écart du Mummichug, le sous-marin se dirigea, toujours à la surface, vers un point en suivant les coordonnées enregistrées dans le système de navigation, puis Austin le fit plonger.

Les eaux claires du lac enveloppèrent la bulle du cockpit tandis que le sous-marin s’y enfonçait et, au bout de quelques minutes, ils se mirent à suivre l’alignement de mégalithes jusqu’au tombeau. Austin arrêta le sous-marin à l’entrée et s’assura que les caméras fonctionnaient avant d’actionner les propulseurs horizontaux. Une seconde plus tard, le véhicule se glissait à travers l’ouverture dans l’ancienne sépulture.

Les projecteurs, malgré leur puissance, n’éclairaient ni le mur opposé du tombeau, ni les hauts plafonds, ce qui prouvait qu’il était immense. Tandis que le Seamobile avançait lentement dans le tombeau, Austin, en balayant les murs à l’aide du projecteur inclinable, constata qu’il était décoré d’un bas-relief.

Les détails, d’une grande finesse, dépeignaient bateaux, maisons et scènes pastorales dans un décor de palmiers et de fleurs, de danseurs et de musiciens. Il y avait des poissons volants et des dauphins bondissants. Les navires paraissaient très anciens. Quant aux personnages, ils étaient richement vêtus et semblaient mener une vie prospère.

Skye se pencha davantage, le visage pressé contre la bulle, comme un enfant devant une vitrine de Noël.

— Je vois des choses merveilleuses, dit-elle en reprenant les mots de Howard Carter lors de la découverte du tombeau de Toutankhamon.

Étrangement, Austin se rendit compte que ce bas-relief lui était presque familier.

— J’ai déjà vu cela, dit-il.

— Ici ? Dans ce tombeau ?

— Non, mais j’ai vu des dessins semblables à ces sculptures dans une grotte des îles Féroé, en Atlantique Nord. Le style et les sujets ressemblaient beaucoup à celui-ci. Quel est ton verdict ?

— Je ne devrais pas essayer de deviner, mais je dirais que le bas-relief a l’air minœn, comme les dessins exhumés à Akrotiri, sur l’île de Santorin en Crète. La civilisation minœnne a connu son apogée vers 1500 avant J.-C.

Elle prit soudain conscience de ce que cela signifiait.

— Tu imagines, s’écria-t-elle, ces dessins voudraient dire que les Minœns sont allés bien plus loin à l’intérieur des terres qu’on ne le pensait jusqu’ici !

— Ce qui fait d’eux le chaînon manquant à ta théorie sur la route de commerce internationale ?

— Exactement, dit-elle. Cela confirme que les échanges commerciaux d’est en ouest sont bien plus anciens et couvraient des distances plus importantes que ce que quiconque avait imaginé. (Elle tapa dans ses mains.) J’ai tellement hâte de montrer cette vidéo à mes prétentieux collègues à Paris !

Le submersible arriva au bout du mur, passa le coin et commença à explorer un autre côté de la salle rectangulaire. On voyait à présent le lac du Dormeur et le glacier. Mais au lieu de rivages nus, on pouvait apercevoir des constructions, dont l’une ressemblait même à un temple, avec arches et colonnes. Le glacier avait l’air plus silencieux et implacable que jamais.

— On dirait que tu avais raison quant à l’existence d’une agglomération sur les rives du lac et à l’embouchure de la rivière.

— C’est fantastique ! Nous pourrons utiliser ces sculptures pour tracer des cartes sur l’emplacement probable des ruines !

Dans le bas-relief gravé des siècles auparavant par un artiste anonyme, la vallée semblait étouffée sous le glacier. Le sculpteur avait réussi à donner à son œuvre une majesté et une puissance qui dépassaient la simple objectivité. Ils examinèrent plusieurs fois le tombeau, mais ne découvrirent ni sarcophage ni inscription funéraire.

— Je me suis trompée sur cet endroit, déclara Skye. Ce n’est pas un tombeau, c’est un temple.

— Voilà qui paraît sensé étant donné l’absence de corps. Si nous en avons terminé pour ici, j’aimerais élucider un autre mystère de ce lac.

Il déplia le compte rendu du sonar latéral qu’il avait imprimé et montra à Skye l’anomalie au fond du lac.

— On dirait un avion, dit Skye. Mais que ferait un avion ici ? Attends... L’homme dans la glace ?

Austin répondit par un sourire énigmatique. Les hélices du sous-marin ronronnèrent et ils franchirent à nouveau la porte du temple pour regagner le lac. Une fois arrivés près des lieux où devait se trouver l’avion, Austin ralentit le submersible et ouvrit grand les yeux. Au bout de quelques instants, un objet en forme de cigare apparut.

En se rapprochant, il s’aperçut que la structure en bois, cylindrique, était partiellement recouverte de lambeaux de tissu rouge : l’abri conique du moteur avait été arraché et reposait au fond de l’eau, faisant scintiller le moteur sous les feux du sous-marin. L’eau froide du lac avait préservé le fuselage de toute végétation aquatique, ce qui serait sans doute arrivé sous un climat plus chaud. L’hélice avait disparu, brisée sans doute dans le crash. Austin fit le tour de l’appareil et découvrit, à quelques mètres, ce qui restait de l’aile manquante. Puis il ramena le sous-marin près de l’avion et s’approcha de la queue.

Skye tendit la main.

— J’ai vu ce même motif de l’aigle à trois têtes sur le casque qui a été découvert dans le glacier.

— Dommage que nous n’ayons plus le casque.

— Mais si, nous l’avons. Je l’ai emporté. Il est sur le bateau.

Austin se rappela alors que Skye se cramponnait à un sac lorsqu’elle était montée à bord du Seamobile dans le tunnel. Il réalisa qu’il ne fallait pas sous-estimer cette séduisante femme au sourire lumineux comme un jour ensoleillé. Austin observa l’aigle, puis laissa ses yeux se poser sur le cockpit vide.

— Maintenant, nous savons d’où venait l’homme de glace. Il a dû sauter en parachute avant que son avion ne s’écrase dans le lac.

Skye laissa échapper un rire malicieux.

— Je pensais à Renaud. Il a dit que l’homme de glace n’était pas tombé du ciel, il se trompait ! D’après ce que tu as découvert, c’est exactement ce qui s’est passé.

Pendant que le submersible décrivait des cercles autour de l’épave, Austin filma et photographia les ailes et le fond de l’eau avant de remonter à la surface. Ils sortirent bientôt de la bulle pour monter sur le pont. Skye, qui ne cessait jusque-là de parler avec excitation de leur découverte, devint tout à coup silencieuse en apercevant le glacier. Elle s’approcha du garde-fou et observa l’étendue scintillante.

Austin, remarquant son changement d’humeur, lui passa un bras autour des épaules.

— Est-ce que ça va ?

— C’était tellement paisible sous l’eau. Puis nous avons refait surface et j’ai vu le glacier. J’ai failli mourir là-dessous, déclara-t-elle en frissonnant.

Austin observa l’expression troublée de Skye, et ses yeux qui restaient dans le vague comme parfois ceux des soldats traumatisés.

— Je ne suis pas psy, déclara-t-il, mais j’ai toujours trouvé utile d’affronter mes démons. Allons y faire un tour en bateau.

Cette suggestion inattendue sembla la ramener à la réalité.

— Tu es sérieux ?

— Va chercher quelques bagels et un thermos de café à la cuisine, je te retrouverai sur l’annexe. Au fait, j’aime bien les bagels aux raisins secs.

Skye, bien que sceptique, commençait à avoir une grande confiance en Austin et l’aurait probablement suivi jusqu’à la lune sur des échasses à ressort s’il le lui avait demandé. Austin prépara la barque à moteur tandis qu’elle se chargeait du café et des bagels, puis ils se mirent en route vers la rive. Ils évitèrent quelques blocs de glace flottants et tirèrent le bateau sur une plage de gravier noir, à quelques centaines de mètres de l’endroit où le glacier se rétrécissait et fondait, rejoignant l’eau du lac.

Après une courte marche le long de la rive, ils arrivèrent sur le flanc du glacier. Le rempart de glace dominait la plaine de plusieurs dizaines de mètres. Sa surface était grêlée de grottes et de cratères, ornée de sculptures tordues aux formes fantaisistes créées par le froid et la fonte de la glace, sous une pression inimaginable. La glace était recouverte de terre, et une lueur bleu profond, irréelle, illuminait les crevasses.

— Voilà ton démon, dit Austin. Alors monte, et touche-le.

Skye sourit faiblement, s’approcha du glacier comme d’un être vivant et tendit la main pour toucher un nœud de glace du bout des doigts. Puis elle posa les deux paumes à plat et s’appuya de tout son poids sur la glace, les yeux fermés, comme si elle espérait le repousser.

— C’est froid, dit-elle avec un sourire.

— C’est parce que ton démon n’est rien d’autre qu’un gros glaçon. C’est ainsi que j’essaie de voir l’océan. Il n’est pas là pour te faire du mal. Il ne connaît même pas ton existence. Tu vois, tu l’as touché et tu es encore en vie.

Austin souleva le sac à dos qu’il transportait.

— Fin de la consultation, annonça-t-il. C’est l’heure du brunch.

Près de la rive, ils avisèrent des rochers plats et s’y installèrent, face au lac. Skye distribua les bagels.

— Merci pour l’exorcisme. Tu avais raison à propos du fait d’affronter ses peurs.

— J’ai une bonne expérience dans ce domaine.

— Pourtant, dit-elle en haussant les sourcils, je ne t’imagine pas avoir peur de quoi que ce soit.

— Tu te trompes. Par exemple, j’ai eu très peur de te retrouver morte.

— J’apprécie, et je sais que je te dois la vie. Mais ce que je voulais dire, c’est que tu n’as pas l’air de craindre pour ta propre sécurité.

Il se pencha vers elle et lui chuchota à l’oreille.

— Tu veux connaître mon secret ?

Elle hocha la tête.

— Je joue très bien la comédie. Alors, ce bagel ?

— Très bon, mais mon cerveau est en ébullition. Qu’est-ce que tu penses de toute cette folie ?

Austin contempla le bateau de la NUMA qui avait jeté l’ancre, se rappela le vers de Coleridge, un « vaisseau peint sur une mer peinte », tout en essayant d’organiser ses pensées.

— Récapitulons, déclara-t-il en sirotant une gorgée de café. Les scientifiques qui travaillent sous le glacier découvrent le corps d’un homme conservé dans la glace depuis apparemment assez longtemps. Un vieux casque et un coffre-fort se trouvent non loin de lui. Un homme armé se faisant passer pour un journaliste s’empare du coffre-fort et inonde le tunnel. Apparemment, il ne doit pas connaître l’existence du casque.

— C’est là que ma logique s’y perd. Pourquoi a-t-il essayé de nous tuer ? Nous n’avions pas la possibilité de lui faire le moindre mal. Le temps de ressortir du tunnel, il aurait déjà pu disparaître depuis longtemps.

— Je pense qu’il a inondé le tunnel pour éliminer l’homme de glace. Vous et les autres, vous vous trouviez simplement là au mauvais moment. C’est comme pour le glacier : rien de personnel là-dedans.

Elle grignota un morceau de bagel.

— C’est morbide, mais tu as sans doute raison.

Skye s’interrompit et regarda par-dessus l’épaule d’Austin le nuage de poussière qui se dirigeait vers eux à vive allure. Au bout d’un moment, ils aperçurent la 2 CV. Leblanc stoppa Fifi, et lui, Thurston et Rawlins en descendirent.

— Je suis bien content de vous avoir retrouvés, dit Leblanc, le visage fendu d’un large sourire. J’ai appelé le bateau depuis la centrale et on m’a dit que vous étiez revenus à terre.

— Nous voulions vous dire au revoir, déclara Thurston.

— Vous partez ? demanda Skye.

— Oui, répondit le glaciologue en tendant la main vers le glacier. Ça ne sert à rien de rester ici tant que l’observatoire est noyé sous l’eau. Nous regagnons Paris. Un hélicoptère va nous emmener à l’aéroport le plus proche.

— Paris ? fit Skye. Est-ce qu’il vous reste de la place pour moi ?

— Oui, bien sûr, dit Leblanc. Monsieur Austin, ajouta-t-il en lui tendant la main, je voudrais vous remercier de nous avoir sauvé la vie. Je n’aurais pas voulu laisser Fifi orpheline. Elle restera à la centrale avec M. Lessard. Nous allons essayer de convaincre la compagnie d’électricité de drainer l’eau de l’observatoire. Peut-être pourrons-nous revenir la saison prochaine.

— Je suis désolée de filer comme cela, dit Skye à Austin. Mais je n’ai rien de plus à faire ici et je voudrais compiler toutes mes données pour les analyser.

— Je comprends. Le projet du Mummichug se termine. Je vais rester à bord pour écrire mon rapport pendant que le bateau se dirigera vers le fleuve. Ensuite, je me ferai conduire à une gare et je rentrerai à Paris en TGV pour notre dîner.

— Bien. À une condition : c’est moi qui invite.

— Je serais fou de refuser. Tu me feras visiter la ville.

— J’en serais ravie, dit Skye. Vraiment.

Austin la raccompagna sur le bateau afin qu’elle récupère ses affaires et la reconduisit sur la rive où attendait l’hélicoptère. Austin était de nouveau sur le lac lorsque l’appareil le survola, et il vit Skye lui faire signe par le hublot.

De retour à bord, Austin enleva la cassette vidéo et le DVD des caméras du submersible et les emmena dans le labo du navire pour les télécharger sur un ordinateur. Il imprima des images du fuselage de l’avion et les examina. Puis il finit par trouver parmi les photos du moteur celle qu’il cherchait et sur laquelle on apercevait les inscriptions du bloc-moteur.

À l’aide du curseur, il zooma, redéfinit l’image en la grossissant jusqu’à ce qu’il puisse voir le nom du fabricant et le numéro de série. Puis il se cala dans son fauteuil, observa l’image quelques instants, et il s’empara du téléphone satellite. Austin composa un numéro.

— La boutique du vélo volant d’Orville et Wilbur, annonça une voix.

Austin sourit en se représentant le profil de faucon et le visage étroit de son correspondant.

— Je ne me laisserai pas avoir, Ian. Je suis au courant que les frères Wright ont fermé leur boutique de bicyclettes il y a bien longtemps.

— Salut Kurt, je tentais le coup, ne m’en veux pas, mais je suis plongé jusqu’au cou dans une collecte de fonds pour le centre Hudvar-Hazy à l’aéroport de Dulles, et je n’ai pas de temps à perdre en bavardages.

Ian MacDougal était un ancien pilote de chasse dans la marine, responsable des archives du Musée national de l’air et de l’espace. Il était l’équivalent en aéronautique de St Julian Perlmutter, dont la vaste bibliothèque d’ouvrages maritimes faisait l’envie de nombreuses institutions académiques. Sa connaissance de l’histoire maritime était également connue dans le monde entier. Le grand et mince MacDougal était physiquement à l’opposé du corpulent Perlmutter, son style moins extravagant, mais sa connaissance encyclopédique des avions et de leur histoire était à la hauteur de celle, maritime, de St Julian.

— Tu peux compter sur un don généreux de ma part, Ian, et je vais essayer d’être bref, lança Austin. Je suis en France, j’ai simplement besoin d’identifier un avion que j’ai découvert au fond d’un lac dans les Alpes.

— Ça, on peut toujours compter sur toi pour de nouveaux défis, répondit MacDougal, qui semblait ravi d’être distrait de sa mission financière. Raconte-moi tout.

— Connecte ton ordinateur et je t’enverrai des photos numériques.

— C’est comme si c’était fait.

Austin avait déjà sélectionné les photos, qui traversèrent l’Atlantique sur des ailes virtuelles en quelques millisecondes. Il entendait MacDougal à l’autre bout du fil marmonner dans sa barbe.

— Eh bien ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— S’il faut que je me lance, je dirais, d’après la forme conique caractéristique de l’abri du moteur, que nous avons affaire à un Morane-Saulnier. Il s’agit d’un avion de combat monoplan de la Première Guerre mondiale conçu à partir d’un avion de course. Cette petite buse était capable de distancer presque n’importe quel autre appareil de l’époque. Le système de tir synchronisé était une véritable révolution pour l’époque. Malheureusement, un des avions alliés s’est écrasé et Fokker a copié le système, qu’il a amélioré. Il y a une morale à cette histoire.

— Je te laisse te débattre avec les implications morales. À partir des éléments dont tu disposes, est-ce que tu aurais une idée de la manière dont cet avion a pu se retrouver au fond du lac ?

— Il est tombé du ciel, c’est évident, et tu sais que cela arrive parfois aux avions. Je préfère ne pas essayer de deviner le reste, mais je connais quelqu’un qui pourrait t’aider. Il est à deux heures de Paris.

Austin griffonna ses coordonnées.

— Merci. Je te ferai parvenir ma contribution pour le musée dès mon retour à Washington. En attendant, mon meilleur souvenir à Wilbur et Orville.

— Je leur transmettrai avec plaisir.

Austin raccrocha et, quelques instants plus tard, appelait le numéro donné par MacDougal.

13

Skye referma d’un coup sec le gros ouvrage de référence qu’elle venait de parcourir et le poussa sur son bureau vers une pile de livres semblables, qui semblaient avoir déjà bien vécu. Elle s’étira pour se délasser un peu puis se cala dans son fauteuil, lèvres pincées, le casque posé devant elle. Elle avait toujours considéré les armes et les armures anciennes comme de simples outils, des objets inanimés dont on faisait un usage sanglant à la guerre, mais ce casque la faisait frissonner. De la surface noire oxydée semblait émaner une vibration malveillante, chose qu’elle n’avait jamais rencontrée auparavant.

Dès son retour à Paris, Skye avait apporté le casque à son bureau de la Sorbonne en espérant l’identifier rapidement grâce aux outils dont elle disposait. Elle avait photographié le casque, scanné la photo dans son ordinateur et cherché, dans une base de données très importante établie à partir de centaines de sources, d’autres casques similaires. Elle avait commencé par ses archives françaises, puis celles d’Italie et d’Allemagne, deux pays autrefois au cœur de la production d’armes.

Comme elle ne trouvait toujours rien, elle avait élargi sa recherche à toute l’Europe, vainement, puis à l’Asie et au reste du monde. Elle avait passé au peigne fin des archives remontant à l’âge de bronze. L’ordinateur ne lui étant d’aucune aide, elle exhuma de sa bibliothèque tous les ouvrages de référence poussiéreux qui pourraient l’éclairer. Elle avait consulté des livres anciens, des manuscrits et des gravures sur ivoire ou métal. En désespoir de cause, elle avait même pensé à la tapisserie de Bayeux, mais la forme conique du heaume de ses chevaliers était tout à fait différente de celle du casque mystérieux.

Ce casque était un véritable casse-tête, car même si le travail était d’une grande finesse, plus caractéristique d’une armure ornementale que d’une véritable arme de guerre, les entailles et les trous visibles à sa surface laissaient penser qu’il avait réellement été porté dans des batailles. Quant à ce qui ressemblait à un impact de balle, c’était une énigme totale.

Non seulement les gravures semblaient très anciennes, mais tout le poids du casque reposait sur la tête, comme pour les plus primitifs. Ce n’est qu’après qu’on leur avait ajouté un armet, ce fond évasé qui faisait basculer le poids sur les épaules, via un col appelé gorget. Pourtant, le casque était surmonté d’une crête en forme d’éventail, une invention plus tardive qui assurait une meilleure protection contre masses d’armes et épées.

Le style des heaumes avait évolué entre le XIe et le XIIe siècle, passant de la forme conique à une forme plus arrondie. Les protections nasales s’étaient agrandies pour protéger le visage tout entier, on avait imaginé des fentes pour les yeux, et même des ventilations. Les casques allemands étaient souvent lourds et hérissés de pointes tandis que les italiens, à partir de la Renaissance, étaient plus arrondis.

Mais ce que ce casque avait de plus extraordinaire, c’était son métal. Certes, la manufacture de l’acier avait commencé dès l’an 800 avant J.-C., mais il avait fallu des siècles avant de parvenir à forger un métal de cette qualité. Celui qui l’avait fabriqué était un maître. L’entaille au sommet du heaume attestait de la résistance du métal. Une arquebuse l’avait mis à l’épreuve et il s’était révélé impénétrable. Dès qu’on progressait dans la conception d’instruments défensifs, les attaques, ainsi que le prouvait le trou fait par la balle de revolver, devenaient plus redoutables. L’armure était finalement devenue obsolète car trop lourde, en 1522, à la bataille de Bicocca, plus dangereuse même que les projectiles.

En l’observant sous toutes les coutures, Skye remarqua un petit poinçon qu’elle avait d’abord pris pour une éraflure. À l’aide d’une loupe, elle découvrit qu’il s’agissait du poinçon d’un armurier. Son pouls s’accéléra. La marque était semblable au motif de l’aigle à trois têtes qui ornait la queue de l’avion.

Une nouvelle recherche dans sa base de données ne lui permit pas d’identifier ce motif, ce qui ne la surprit pas outre mesure. Les souverains et les princes avaient souvent leur armurier attitré, et la plupart de ces artisans gardaient leur savoir-faire pour eux seuls, sans le transmettre par le biais d’une école, notamment.

Le visage gravé sur la visière était typique de l’armurerie italienne du XVIe siècle. Les artisans décoraient rarement les heaumes destinés au combat, leur préférant des surfaces arrondies et lisses, conçues de manière à dévier les coups. Or l’emboutissage pouvait réduire l’efficacité d’une surface lisse. Skye s’empara de son coupe-papier, une dague italienne, et essaya de piquer le casque pour en éprouver la résistance. Malgré l’emboutissage, le métal avait été si habilement façonné que les flèches ne pouvaient le pénétrer.

Elle se concentra sur l’acier. Aucun détail ne distinguait un armurier d’un autre plus que son habileté à tremper le métal. Elle tapota le heaume comme si elle frappait à une porte et il lui renvoya un son de cloches cristallin. Puis elle traça avec son index une étoile à cinq branches munie de jambes. Elle fit pivoter le casque. Sous un autre angle, la gravure représentait une étoile filante. Elle se rappela avoir vu une épée dans une collection anglaise faite avec un métal provenant d’une météorite. L’acier pouvait être aussi tranchant que le fil d’un rasoir. Pourquoi pas un casque ? Elle prit note mentalement de ne pas oublier de faire vérifier cette hypothèse par un expert en ferronnerie.

Skye frotta ses yeux fatigués et, en soupirant, tendit la main vers le téléphone pour composer un numéro. Une voix d’homme, agréable et alerte, lui répondit.

— Oui, Darnay Antiquités.

— Charles, c’est Skye Labelle.

— Ah, Skye ! s’exclama Charles, ravi de l’entendre. Comment vas-tu ? Et ton travail ? Comme ça, tu étais dans les Alpes ?

— Oui, c’est pour cela que je t’appelle. J’ai découvert un vieux casque au cours de cette expédition. Il est assez extraordinaire et j’aimerais que tu y jettes un coup d’œil. Il ne veut pas me livrer son secret.

— Malgré ton merveilleux ordinateur ? ironisa Darnay.

Darnay et Skye se taquinaient fréquemment sur ce sujet. Il estimait que l’expérience acquise sur le terrain de l’observation était plus parlante que n’importe quelle base de données. Elle lui rétorquait que son ordinateur lui faisait gagner un temps appréciable.

— Mon ordinateur n’est pas en cause ! s’écria-t-elle, faussement indignée. J’ai cherché également dans tous les livres de ma bibliothèque. Impossible de l’identifier.

— Je suis très surpris, répondit Darnay, qui connaissait néanmoins la bibliothèque de références de Skye, une des meilleures. Eh bien, ça m’intéresserait d’y jeter un coup d’œil. Tu peux passer maintenant si tu veux.

— Bien. J’arrive tout de suite.

Elle enveloppa le casque dans une taie d’oreiller, puis dans un sac plastique du Printemps et se dirigea vers la station de métro la plus proche. La boutique de Darnay était située sur la rive droite, dans une petite rue, à côté d’une boulangerie d’où s’échappait une délicieuse odeur de pain frais. Sur la porte était inscrit, en petites lettres dorées ANTIQUITÉS, et dans la vitrine s’entassaient pêle-mêle cornets à poudre, mousquets à silex, épées rouillées. » Cette vitrine n’était pas de nature à attirer le chaland : telle était bien l’intention de Darnay.

La clochette tinta lorsqu’elle entra dans la boutique. L’intérieur, sombre, était étroit, miteux et vide, à l’exception d’une armure rouillée et de quelques copies de dagues anciennes sous verre. Un rideau en velours à l’arrière du magasin bougea, et un homme dégingandé vêtu de noir sortit de la lumière. Il jeta un coup d’œil furtif à Skye, se faufila près d’elle aussi silencieusement qu’une ombre et disparut en fermant la porte sans bruit.

Un deuxième homme apparut dans l’arrière-boutique. Petit, âgé d’environ soixante-dix ans, il ressemblait au comédien Claude Rains. Impeccablement vêtu, costume sombre et cravate élégante en soie rouge, il aurait été tout aussi distingué en bleu de travail. Son regard pétillait d’intelligence. Ses cheveux et sa moustache étaient argentés et il fumait des Gauloises vissées à un fume-cigarette, qu’il ôta pour embrasser Skye sur les deux joues.

— Tu as fait vite, dit-il en souriant. Ce casque doit être une trouvaille de première importance.

Skye lui rendit son baiser.

— Ce sera à toi de me le dire. Qui est cet homme qui vient de sortir ?

— C’est un de mes... fournisseurs.

— Il avait des allures de cambrioleur sournois.

Une expression inquiète se peignit sur le visage de Darnay. Puis il éclata de rire.

— Bien sûr. Sans doute parce qu’il l’est.

Darnay retourna le panonceau qui affichait maintenant FERMÉ, et guida Skye vers son bureau, derrière le rideau. Le contraste était saisissant : l’atelier, contrairement à la boutique vétusté, était bien éclairé, le bureau et l’espace de travail étaient de style contemporain. Au mur étaient accrochées des armes, pour la plupart des pièces de qualité moyenne, qu’il vendait à des collectionneurs peu chevronnés. Les plus belles pièces, il les gardait dans un entrepôt.

S’il aimait taquiner Skye sur sa confiance excessive en la technologie, il menait la plupart de ses affaires par le biais d’Internet. Il envoyait préalablement son catalogue sur papier glacé à une liste d’acheteurs triés sur le volet, très attendu par les collectionneurs et revendeurs du monde entier.

La première fois que Skye avait consulté Darnay, c’était pour qu’il l’aide à repérer des faux. Elle avait rapidement découvert que ses connaissances en armes et armures anciennes surpassaient celles de certains universitaires, y compris les siennes. Ils étaient devenus amis, bien qu’elle se soit rendu compte qu’il évoluait dans le monde interlope du trafic d’antiquités. En bref, c’était un escroc, mais de grande classe.

— Voyons ce que tu as à me montrer, chère amie.

Il tendit la main vers une table bien éclairée qu’il utilisait pour photographier les pièces de son catalogue.

Skye sortit le casque de son sac et le posa sur la table, puis elle enleva la taie d’oreiller d’un geste plein de panache. L’objet inspirait à Darnay un grand respect. Il fit le tour de la table en tirant sur sa cigarette et se pencha vers le casque, collant presque son nez à la surface métallique. Après l’avoir longuement examiné, il le ramassa, le soupesa, puis l’enfila sur sa tête. Puis il se dirigea vers un placard d’où il sortit une bouteille de Grand Marnier.

— Un verre ? proposa-t-il à Skye.

Elle se mit à rire et secoua la tête négativement.

— Alors, qu’est-ce que tu en penses ?

— Extraordinaire.

Il reposa le casque sur la table et se servit un verre.

— Où as-tu trouvé cette pièce magnifique ?

— Elle était prise dans la glace sous le glacier du Dormeur.

— Un glacier ? Encore plus extraordinaire.

— Attends, ce n’est que la moitié de l’histoire. Il a été découvert à côté d’un corps pris également dans la glace, et qui se trouvait là depuis moins de cent ans. L’homme a dû sauter en parachute de son avion, dont nous avons retrouvé l’épave dans le lac tout proche.

Darnay passa l’index à travers le trou du casque.

— Et ça ?

— Nous pensons que c’est une balle d’arme à feu.

L’antiquaire ne sembla pas surpris outre mesure.

— Alors cet homme de glace portait le casque sur sa tête ?

— Peut-être.

— Il ne s’agit pas d’un test d’époque ?

— Je ne le pense pas. Regarde la solidité du métal. Les balles d’arquebuse auraient rebondi là-dessus comme des petits pois. Le trou a été fait par une arme bien plus moderne.

— Donc, cet homme volait au-dessus du glacier avec un casque ancien sur la tête et il a été abattu par une arme moderne.

Elle haussa les épaules.

— On dirait bien.

Darnay sirota son verre.

— C’est fascinant, mais cela n’a aucun sens.

— Rien dans toute cette histoire n’a de sens.

Elle s’installa dans un fauteuil et raconta à Darnay l’agression de Renaud dans la grotte, puis le sauvetage épique. Darnay l’écoutait en fronçant les sourcils.

— Heureusement que tu es saine et sauve ! Ce Kurt Austin est un homme formidable. Je suppose qu’en plus, il est beau ?

— Très beau, répondit Skye en se sentant rougir.

— Je lui sais gré de ce qu’il a fait. Je t’ai toujours considérée comme ma fille, Skye. J’aurais été bouleversé s’il t’était arrivé quelque chose.

— Eh bien, ce n’est pas le cas, grâce à M. Austin et son collègue Joe Zavala. Alors ? demanda-t-elle en revenant au casque.

— Je pense qu’il est plus ancien qu’il n’y paraît. Comme tu le disais, l’acier est d’une qualité remarquable. Le métal utilisé peut parfaitement avoir été forgé dans les étoiles. Le fait que je n’aie jamais rien vu de tel et que tu n’aies trouvé aucune référence dans tes livres me porte à croire qu’il s’agit d’un prototype.

— S’il s’agissait d’un modèle si révolutionnaire, pourquoi s’arrêter là ?

— Tu connais la nature des hommes face aux armes. Ce n’est pas toujours le bon sens qui prévaut. L’armée polonaise, par exemple, voulait absolument utiliser la cavalerie à cheval contre les divisions de Panzer. Billy Mitchell a eu bien du mal à convaincre la hiérarchie militaire de l’utilité du bombardement aérien. Peut-être que quelqu’un, en voyant ce heaume, a décrété que les équipements anciens étaient préférables à celui-ci.

— Et as-tu des idées sur le poinçon de l’armurier ou les armoiries que j’ai découvertes là et sur l’avion ?

— J’ai bien des idées, mais pas très scientifiques.

— Cela m’intéresse tout de même de les entendre. Je vais peut-être même accepter ce Grand Marnier.

Darnay sortit un autre verre et ils trinquèrent.

— Je dirais que l’aigle représente l’alliance de trois groupes. E pluribus unum. Un à partir de plusieurs. Cela n’a pas dû être facile, l’aigle semble au bord du démembrement et pourtant, il doit tenir, sinon c’est la mort. Les armes qu’il agrippe dans ses serres me portent à croire que cette alliance a quelque chose à voir avec la guerre.

— Voilà qui n’est pas mal pour un avis non scientifique.

Il sourit et jeta un coup d’œil à sa montre.

— Si seulement nous savions qui est ton homme de glace. Excuse-moi, Skye, mais j’ai une conférence téléphonique entre un fournisseur de Londres et un acheteur des États-Unis. Est-ce que cela t’ennuierait que je garde cette pièce ici quelques heures afin de pouvoir l’étudier ?

— Pas du tout. Appelle-moi quand tu voudras que je passe la reprendre. Je serai soit à mon bureau, soit chez moi.

Un air soucieux se peignit sur le visage de l’antiquaire.

— Ma chère enfant, nous ne savons pas dans quoi nous nous embarquons. Quelqu’un a voulu tuer pour se procurer cet objet. Il doit avoir une grande valeur.

Nous devons nous montrer très prudents. Qui sait que tu es en possession du casque ?

— Kurt Austin, l’homme de la NUMA dont je t’ai parlé. Il est digne de confiance. Ceux qui étaient dans la grotte aussi. Et Renaud également.

— Ah, Renaud, fit-il avec un soupir. Ce n’est pas bon. Il va vouloir le récupérer.

Les yeux sombres de la jeune femme pétillèrent de colère.

— Plutôt mourir, déclara-t-elle avant de sourire nerveusement en se rendant compte de ce qu’elle venait de dire. Je peux faire traîner les choses, dire qu’il se trouve chez l’expert en métaux.

Le téléphone de Darnay se mit à sonner.

— C’est ma conférence. Je te rappelle plus tard.

En quittant la boutique, elle se rendit à son appartement plutôt qu’à son bureau. Elle voulait consulter son répondeur, dans l’espoir d’avoir un message d’Austin. Sa discussion avec Darnay lui avait fait froid dans le dos. Elle avait le sentiment d’être en danger et entendre la voix de Kurt l’aurait rassurée. Elle écouta ses messages, mais aucun de lui.

Elle se sentait épuisée d’avoir tant travaillé. Elle s’allongea sur le canapé, un magazine de mode sur les genoux, dans l’intention de se détendre un peu avant de retourner à l’université. Mais au bout de quelques minutes, le magazine lui glissa des mains et elle sombra dans un profond sommeil.

 

Peut-être Skye aurait-elle moins bien dormi si elle avait su ce que mijotait Auguste Renaud. Assis à son bureau, il était en proie à une dangereuse colère, penché sur la liste de plaintes qu’il rédigeait à propos de Skye Labelle. Si sa main allait mieux, sa fierté était toujours gravement blessée.

Il concentrait toute sa malveillance sur cette insolente, prêt à faire jouer toutes ses relations, profiter de tous ses appuis politiques pour la détruire, ruiner sa carrière et celle de tous ceux qui étaient ses amis, de près ou de loin. Elle l’avait humilié devant d’autres personnes, bafoué son autorité. Il allait l’expulser de la Sorbonne. Elle devrait implorer sa pitié. Il se voyait tel le Créateur dans un de ces tableaux de la Renaissance, chassant Adam et Ève du jardin d’Eden armé d’un glaive assassin.

Il l’avait croisée dans l’ascenseur le matin même et elle l’avait salué en souriant, ce qui l’avait fait bouillir de rage. Il était parvenu à se maîtriser le temps de gagner son bureau, mais à présent il concentrait sa colère sur le rapport vengeur qu’il rédigeait. Il en était à la description détaillée de sa moralité douteuse lorsqu’il perçut un bruit de pas traînant. Le fauteuil face à son bureau craqua, mais il ne releva pas la tête, supposant qu’il s’agissait d’une secrétaire, et resta penché sur son travail.

— Oui ?

Comme personne ne répondit, il leva les yeux et eut mal au ventre. Le grand type au visage bouffi qui l’avait attaqué sous le glacier se tenait face à lui.

Renaud était un partisan de la survie à tout prix. Il feignit de ne pas le reconnaître et s’éclaircit la gorge.

— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il.

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Je ne crois pas. Vous cherchez quelqu’un de la fac ?

— C’est vous que je cherche.

Renaud sentit son cœur rater un battement.

— Je suis persuadé que vous faites erreur.

— Je vous ai vu à la télé, déclara l’homme.

Avant même son retour à Paris, Renaud avait appelé un de ses amis journaliste télé, et organisé une interview dans laquelle il s’attribuait tout le mérite de la découverte de l’homme de glace, suggérant même qu’il était également le héros de leur sauvetage après l’inondation.

— Oui. Vous avez vu l’interview ?

— Vous avez déclaré au journaliste que vous aviez trouvé des objets sous le glacier. Il y avait le coffre. Quels sont ces autres objets ?

— Il y en avait un seul. Un casque. Très ancien, semble-t-il.

— Où est-il maintenant ?

— Je croyais l’avoir laissé dans la grotte. Mais une femme l’a emporté en douce.

— Qui est cette femme ?

Le regard de Renaud s’éclaira. Peut-être cette brute le laisserait-il en paix s’il avait une cible plus intéressante. Il pourrait ainsi se débarrasser et de lui et de Skye.

— Une archéologue, Skye Labelle. Vous voulez ses coordonnées ? proposa-t-il perfidement en cherchant dans l’annuaire de l’université. Elle a un bureau à l’étage du dessous, porte 216. Faites-en ce que vous voulez, ça m’est égal.

Il essaya de cacher sa joie. Il aurait donné cher pour voir la tête de Skye quand ce type franchirait le seuil de sa porte !

L’homme se leva lentement. Bien, il allait partir.

— Désirez-vous quelque chose d’autre ? demanda Renaud avec un sourire magnanime.

Le grand type lui rendit son sourire.

— Oui, répondit-il. Vous tuer.

Il tira une arme de son manteau, un pistolet muni d’un silencieux. L’arme cracha une seule fois et un trou rouge apparut sur le front de Renaud. Il tomba en avant sur son bureau, le sourire toujours figé sur son visage.

Le grand type prit l’annuaire, le fourra dans sa poche et, sans un regard pour le corps sans vie affalé derrière lui, il sortit de la pièce aussi silencieusement qu’il était entré.

14

Le vieil avion dansait dans le ciel au-dessus de la tête d’Austin, exécutant un gracieux ballet qui semblait défier les lois de la gravité et de la physique. Il l’observait, impressionné, depuis le bord de la pelouse de l’aérodrome au sud de Paris. L’appareil accomplissait une spirale aérienne, puis une demi-boucle vers le haut avec un immelmann parfaitement exécuté pour changer de direction.

Austin se raidit tandis que l’avion plongeait et descendait en piqué sur la piste. Il allait trop vite pour atterrir en toute sécurité, on aurait dit un missile téléguidé. Quelques secondes plus tard, le train d’atterrissage, qui ressemblait à une bicyclette, toucha le sol ; l’appareil rebondit d’un ou deux mètres au-dessus du sol, puis se posa enfin pour rouler vers le hangar sous le vrombissement guttural du moteur.

Tandis que la double hélice en bois ralentissait, un homme d’âge moyen s’extirpa du cockpit, ôta ses lunettes d’aviateur et avança vers Austin qui se trouvait non loin du hangar. Il avait un sourire fendu jusqu’aux oreilles. S’il avait été un chiot, il aurait remué la queue en frétillant.

— Désolé que l’avion n’ait qu’une seule place, monsieur Austin. J’aurais été ravi de vous emmener faire un tour.

Austin considéra le minuscule appareil, avec son cône d’hélice en ogive, son fuselage en bois et toile et sa dérive triangulaire sur laquelle était peinte une tête de mort. Les montants métalliques qui soutenaient les ailes courtaudes partaient en parasol depuis un support en forme de A, juste à l’avant du cockpit.

— Sauf votre respect, monsieur Grosset, votre avion m’a déjà l’air bien petit pour une personne.

Des rides de sourire creusèrent le visage tanné du Français.

— Je ne vous reproche pas votre scepticisme, monsieur Austin. Le Morane-Saulnier N a l’air d’avoir été fabriqué dans une cave par un écolier. Il ne mesure que six mètres soixante-dix de long, et huit mètres vingt d’envergure. Mais ce petit moustique était l’un des plus redoutables avions de son temps. Il était rapide, plus de cent soixante kilomètres à l’heure, et incroyablement maniable. Entre les mains d’un bon pilote, il pouvait se révéler d’une efficacité mortelle.

Austin s’approcha de l’avion et passa la main sur le fuselage.

— J’ai été surpris par le profil aérodynamique et sa conception monoplan. Pour ce qui est des avions de la Première Guerre mondiale, je me représente toujours des biplans au nez émoussé.

— Et vous avez raison. La plupart des avions utilisés pendant la guerre avaient deux plans. Les Français ont été en avance sur les autres pays avec ces monoplans. En matière d’aérodynamisme, ce modèle était le plus perfectionné pour l’époque. Son grand avantage sur le biplan, défaut corrigé plus tard avec les modèles Sopwith et Nieuport, est sa capacité à prendre plus rapidement de l’altitude.

— Votre immelmann était magnifique.

— Merci, fit Grosset en s’inclinant. Parfois, ce n’est pas si facile qu’il y paraît. Ce petit avion pèse moins de cinq cents kilos tout compris, mais comme il est propulsé par un moteur Rhône I de cent seize chevaux, il est délicat à manœuvrer et il faut le piloter avec douceur. Un pilote a déclaré que le plus grand danger avec le Morane-Saulnier N était non pas le combat mais l’atterrissage, ajouta-t-il en souriant. Vous avez dû remarquer que ma vitesse d’approche était rapide.

Austin éclata de rire.

— C’est un euphémisme, monsieur Grosset. J’ai cru que vous alliez creuser un trou dans le sol.

— Je n’aurais pas été le premier, répondit le pilote avec un rire chaleureux. Ma tâche est simple comparée à celle des pilotes d’autrefois. Imaginez que vous tentez un atterrissage, les ailes de votre avion déchiquetées par les balles ennemies, que vous êtes également peut-être blessé et affaibli, perdant votre sang. Là, c’est un vrai défi.

Austin détecta une pointe de nostalgie dans la voix de Grosset. Avec ses traits délicats et sa fine moustache, le Français était la réincarnation des pilotes d’escadrille casse-cou qui survolaient en rase-mottes les tranchées allemandes en se jouant des tirs antiaériens. Austin avait appelé Grosset, le directeur du musée aérien, après sa conversation avec Ian MacDougal, et lui avait demandé de regarder des photos de l’avion découvert au fond du lac. Grosset avait déclaré qu’il l’aiderait bien volontiers et, fidèle à sa parole, l’avait rappelé pour tenter d’identifier l’appareil, peu de temps après avoir reçu les photos numériques par e-mail.

— Votre avion est en mille morceaux, avait-il dit, mais je suis d’accord avec M. MacDougal pour dire qu’il s’agit d’un appareil de la Première Guerre mondiale, un Morane-Saulnier N.

— J’ai bien peur que mes connaissances des avions anciens soient très limitées, avait répondu Austin. Pourriez-vous m’en dire un peu plus ?

— Je peux faire mieux que cela, je peux vous en montrer un. Nous avons un N dans notre musée aérien.

Ainsi, après être arrivé le matin même à Paris et avoir pris une chambre dans un hôtel, Austin avait sauté dans un TGV qui l’avait conduit au musée plus vite que s’il avait volé dans l’avion de Grosset. Le musée était situé dans un ancien aérodrome, à moins de quatre-vingts kilomètres au sud de Paris.

Après sa démonstration aérienne, Grosset invita Austin à prendre un verre de vin dans son bureau, niché dans un coin du hangar qui abritait nombre de modèles anciens. Ils passèrent devant un Spad, un Corsair et un Fokker pour gagner la petite pièce aux murs recouverts de photos d’avions.

Grosset leur servit deux verres de bordeaux et porta un toast aux frères Wright. Austin suggéra de boire également à la santé d’Alberto Santos-Dumont, un pionnier brésilien de l’aviation qui avait vécu longtemps en France et qui était d’ailleurs considéré par beaucoup comme français.

Les photos qu’Austin avait envoyées à Grosset étaient étalées sur un vieux bureau en bois. Austin saisit un cliché de l’épave, en étudia la structure brisée et secoua la tête d’étonnement.

— Je suis époustouflé que vous ayez réussi à identifier l’avion à partir de ce fouillis.

Grosset posa son verre et parcourut rapidement les photos avant de trouver celle qu’il cherchait.

— Je n’étais pas sûr de moi au départ. J’avais des soupçons, mais comme vous dites, c’est un vrai fouillis. J’avais bien reconnu la mitrailleuse Hotchkiss, mais la plupart des avions de cette époque en étaient équipés. Quant au carénage avant conique, c’était un indice important. Puis j’ai remarqué quelque chose d’intéressant. (Il fit glisser la photo sur le bureau et tendit une loupe à Austin.) Regardez ça de près.

Austin examina le morceau de bois arrondi.

— On dirait une hélice, dit-il.

— Tout à fait. Mais pas n’importe laquelle. Voyez, il y a un déflecteur métallique qui y est accroché.

— À quoi servait-il ?

— Raymond Saulnier avait conçu dès 1914 un mécanisme de synchronisation ingénieux qui lui permettait d’utiliser sa mitrailleuse Hotchkiss par le moyeu de l’hélice. Il arrivait que l’arme fasse long feu, c’est pourquoi il équipa l’hélice de simples pare-balles métalliques.

— J’en ai entendu parler. Une solution techniquement simple pour un problème complexe.

— Mais après la mort de plusieurs pilotes, tués par des balles qui avaient ricoché, cette idée a été temporairement abandonnée. Puis vint la guerre, et avec elle, l’envie impétueuse de trouver de nouvelles façons de tuer l’ennemi. Le pilote français Roland Garros a rencontré Saulnier et ensemble ils ont mis au point ce dispositif de pare-balles en acier qui a fonctionné comme prévu. Il a réussi à abattre plusieurs avions avant d’être contraint d’atterrir derrière les lignes ennemies. Les Allemands ont ensuite utilisé son système pour concevoir la synchronisation du Fokker.

Austin prit une autre photo et arrêta son doigt sur un petit rectangle de couleur claire sur le fuselage derrière le cockpit.

— Que pensez-vous de ceci ? On dirait une plaque.

— Vous avez un œil de lynx, fit Grosset en souriant. Il s’agit du numéro de série du constructeur. (Il lui fit passer une deuxième photo.) J’ai agrandi le cliché sur l’ordinateur. Les lettres et les nombres sont un peu flous, mais j’ai réussi à augmenter la résolution afin de les déchiffrer pour pouvoir les comparer avec ceux des archives du musée.

Austin redressa la tête.

— Avez-vous pu en retrouver le propriétaire ?

Grosset hocha la tête.

— On a construit quarante-neuf modèles N. Après avoir constaté les prouesses de Roland Garros, d’autres pilotes français ont obtenu cet avion et l’ont piloté avec une efficacité meurtrière. Les Anglais ont acheté quelques-uns de ces avions « Bullet », comme ils appelaient ce modèle, ainsi que les Russes. Ils étaient plus performants que les Fokker, mais beaucoup de pilotes craignaient leur vitesse d’atterrissage et leur sensibilité. Vous dites que vous avez découvert cette épave dans les Alpes ?

— Oui, au fond d’un lac glaciaire, près du glacier du Dormeur.

Grosset se cala dans son fauteuil et fit craquer ses doigts.

— C’est curieux. Il y a quelques années, on m’a fait venir dans ce coin-là pour identifier des épaves de vieux avions. Il s’agissait d’Aviatik, de vieux modèles de reconnaissance. J’ai parlé avec les habitants de la région, qui m’ont relaté une histoire de bataille aérienne du temps de leurs grands-parents. Elle se serait produite vers le début de la Première Guerre, mais je n’ai pas pu obtenir de date exacte.

— Et vous pensez que cette bataille aérienne aurait un rapport avec notre découverte ?

— Peut-être. Il pourrait s’agir d’une nouvelle pièce d’un puzzle vieux de près de cent ans : la mystérieuse disparition de Jules Fauchard. Il était le propriétaire de l’avion que vous avez retrouvé.

— Ce nom ne m’évoque rien.

— Fauchard était l’un des hommes les plus riches d’Europe. Il a disparu en 1914, apparemment aux commandes de son Morane-Saulnier. Il avait l’habitude de survoler sa vaste propriété et ses vignobles. Un jour, il n’est tout simplement pas revenu. On a lancé des recherches dans un rayon de plusieurs kilomètres, mais on n’a trouvé aucune trace de lui. Quelques jours plus tard, la guerre a éclaté et plus personne ne s’est soucié de sa disparition, pour regrettable qu’elle soit.

Austin tapota la photo sur laquelle on voyait la mitrailleuse.

— Fauchard avait l’air de se faire du souci pour ses grappes de raisin. Comment un simple citoyen s’est-il trouvé en possession d’un avion de guerre ?

— Fauchard était un fabricant d’armes et bénéficiait d’importants appuis politiques. Se procurer un avion de l’arsenal militaire français était facile pour lui. La vraie question est : comment est-il parvenu jusqu’aux Alpes ?

— Il a pu se perdre ? suggéra Austin.

— C’est peu probable. Son avion ne pouvait pas arriver au lac du Dormeur avec un seul réservoir de carburant. À cette époque, les aéroports étaient rares. Il a du prévoir et entreposer des réserves de carburant tout au long du trajet. Ce qui suggère que sa fuite était préméditée.

— Vers où pensez-vous qu’il se dirigeait ?

— Le lac est proche de la frontière suisse.

— Le secret bancaire ? Peut-être se rendait-il à Zurich pour encaisser un chèque ?

Grosset s’esclaffa.

— Un homme dans la position de Fauchard n’avait nul besoin de liquidités. (Son visage redevint sérieux.) Avez-vous vu le reportage télévisé sur l’homme retrouvé dans la glace ?

— Non, mais j’ai parlé à l’une des personnes qui a vu le corps. Elle m’a dit qu’il était vêtu d’un long manteau en cuir et qu’il portait un casque ajusté comme ceux des premiers aviateurs.

Grosset se pencha en avant pour se rapprocher d’Austin, une lueur d’excitation dans le regard.

— Cela correspondrait exactement ! Fauchard a pu sauter en parachute et laisser son avion s’écraser dans le lac. Si seulement on pouvait retrouver le corps !

Austin songea au tunnel sombre et inondé.

— Ce serait une tâche monumentale que de pomper l’eau de ce tunnel, dit-il.

— C’est ce que j’ai cru comprendre, fit-il en hochant la tête. Si quelqu’un peut s’en charger, c’est bien les Fauchard.

— Il a encore de la famille ?

— Oh oui, mais je ne m’étonne pas que vous n’en ayez pas entendu parler. Ils sont obsédés par la protection de leur vie privée.

— Ce n’est pas surprenant. Beaucoup de riches familles le sont.

— Cela va plus loin que cela, monsieur. Les Fauchard sont ce que l’on appelle des « marchands de mort ». Des marchands d’armes à grande échelle. Ce genre de commerce est fortement condamné par certains.

— Les Fauchard me font un peu penser aux Krupp.

— On les a comparés aux Krupp, en effet, même si ce n’était pas du goût de Racine Fauchard.

— Racine ?

— Oui, la petite-nièce de Jules. Une femme hors du commun, à ce que l’on m’a dit. C’est elle qui est aujourd’hui à la tête de l’affaire familiale.

— J’imagine que Mme Fauchard aimerait savoir ce qui est arrivé à son grand-oncle disparu ?

— Certes, mais il serait difficile pour un simple mortel de franchir les barrières d’avocats, de conseillers en communication et de gardes du corps qui protègent une personne si riche. (Grosset resta un moment pensif avant de poursuivre :) J’ai un ami qui occupe un poste de direction dans son entreprise. Je peux l’appeler pour lui en parler et voir où cela nous mène. Où pourrais-je vous joindre ?

— Je reprends le train pour Paris. Je vais vous donner mon numéro de portable.

— Bien, fit Grosset.

Il appela un taxi pour raccompagner Austin à la gare, puis ils traversèrent à nouveau le hangar plein d’avions anciens pour attendre le taxi dehors.

Ils échangèrent une poignée de main et Austin remercia Grosset pour son aide.

— C’était un plaisir. Puis-je vous demander ce qui intéresse la NUMA dans cette affaire ?

— Rien, en réalité. J’ai découvert l’avion alors que je travaillais sur un projet financé par la NUMA, et je poursuis ces recherches à titre personnel, par simple curiosité.

— Dans ce cas, vous ne comptez pas passer par des intermédiaires si vous êtes amené à rencontrer les Fauchard ?

— Non, ce n’est pas mon intention.

Grosset médita la réponse d’Austin.

— J’ai été militaire pendant de longues années et vous m’avez l’air d’être un homme solide et prudent, mais méfiez-vous des Fauchard.

— Pourquoi cela ?

— Ils sont riches certes, mais il y a plus que cela...

Il s’interrompit pour choisir judicieusement ses mots.

— On dit qu’ils ont un passé.

Avant qu’Austin ait pu demander à Grosset ce qu’il entendait par là, le taxi arrivait ; ils se firent leurs adieux et Austin repartit pour la gare. Assis confortablement dans la voiture, il réfléchit à l’avertissement du Français. Il semblait vouloir dire que les Fauchard avaient plus d’un squelette dans leur placard. Comme n’importe quelle riche famille à la surface de la terre, songea-t-il. Les fortunes qui ont construit les somptueuses demeures et les réputations grandioses ont souvent pour origine l’esclavage, le trafic d’opium, la contrebande ou le crime organisé.

Au bout de sa réflexion, Austin tourna ses pensées vers Skye alors, que les paroles de Grosset continuaient à résonner dans son esprit comme un lointain écho.

On dit qu’ils ont un passé.

15

Le bureau de Skye se trouvait dans le département de sciences de la Sorbonne, un édifice en verre et béton d’inspiration Le Corbusier, pris en étau entre deux bâtiments Art nouveau non loin du Panthéon. La rue était habituellement calme, hormis les cohortes d’étudiants qui l’utilisaient comme raccourci. Mais lorsque Skye passa le coin de la rue, elle aperçut des cars de police qui la bloquaient des deux côtés. D’autres voitures officielles étaient garées en bas du bâtiment et l’entrée grouillait de policiers.

Un agent corpulent posté près d’une barrière de sécurité leva la main pour lui interdire le passage.

— Je regrette, mademoiselle. Vous ne pouvez pas passer.

— Qu’y a-t-il ?

— Il y a eu un accident.

— Quel genre d’accident ?

— Je ne sais pas, répondit le policier avec un haussement d’épaules peu convaincant.

Skye sortit de son portefeuille sa carte de l’université et la brandit sous le nez du policier.

— Je travaille ici. Je voudrais savoir ce qui se passe et si je suis concernée ou pas.

Après un coup d’œil sur la photo d’identité, le policier releva les yeux vers Skye.

— Vous devriez vous adresser à l’inspecteur responsable.

Il conduisit Skye vers un homme en civil, debout près d’une voiture de patrouille, qui parlait à deux policiers en uniforme.

— Cette dame dit qu’elle travaille là, expliqua le policier à l’inspecteur, un homme courtaud entre deux âges, le visage affichant un air de lassitude comme ceux qui en ont trop vu.

L’inspecteur scruta la carte d’enseignante de Skye de ses yeux cernés et rougis et la lui rendit après avoir griffonné ses coordonnées sur un calepin.

— Je m’appelle Dubois, déclara-t-il. Suivez-moi, je vous prie, dit-il en désignant un véhicule derrière lui.

Il ouvrit la porte de la voiture, lui fit signe de prendre place à l’arrière et monta à côté d’elle.

— Quand avez-vous quitté votre bureau, mademoiselle ?

Elle jeta un coup d’œil à sa montre.

— Cela fait deux ou trois heures. Peut-être un peu plus.

— Où êtes-vous allée ensuite ?

— Je suis archéologue. J’ai apporté un objet chez un antiquaire pour le faire expertiser, puis je suis rentrée à mon appartement faire une sieste.

L’inspecteur prit note.

— Lorsque vous étiez dans le bâtiment, avez-vous remarqué quelqu’un ou quelque chose d’étrange ?

— Non, tout était normal pour autant que je sache. Pourriez-vous enfin me dire ce qui s’est passé ?

— Quelqu’un a été tué. Connaissiez-vous M. Renaud ?

— Renaud ? Bien sûr ! C’est le directeur de mon département. Vous voulez dire qu’il est mort ?

Dubois hocha la tête.

— Abattu par un inconnu. Quand avez-vous vu M. Renaud pour la dernière fois ?

— Lorsque je suis arrivée ce matin vers 9 heures. Nous avons pris l’ascenseur ensemble. Mon bureau est à un étage sous le sien. Nous nous sommes salués puis nous sommes allés chacun de notre côté.

Skye espérait que son visage ne la trahissait pas, car lorsqu’elle avait salué Renaud, il s’était contenté de la fusiller du regard.

— Connaissez-vous des gens susceptibles de vouloir du mal à M. Renaud ?

Skye hésita avant de répondre. Elle soupçonnait l’inspecteur d’afficher un air détaché pour endormir la méfiance des suspects et leur faire prononcer des paroles qui les incrimineraient. S’il avait interrogé d’autres enseignants, il devait déjà savoir que Renaud était exécré au sein de son département. Et si elle disait le contraire, il aurait des soupçons.

— M. Renaud était une personnalité controversée dans le département, dit-elle au bout d’un moment. Beaucoup de gens n’aimaient guère sa manière de le diriger.

— Et vous, mademoiselle ? Vous aimiez sa manière de diriger ?

— Je faisais partie des gens de la fac qui pensaient qu’il n’était pas la bonne personne pour ce poste.

L’inspecteur sourit pour la première fois.

— Voilà une réponse fort diplomatique. Puis-je vous demander où vous vous trouviez exactement avant de venir ici ?

Skye lui donna l’adresse du magasin d’antiquités de Darnay et la sienne, qu’il nota en lui assurant qu’il ne s’agissait que d’une procédure de routine. Puis il sortit de la voiture, lui tint la portière et lui tendit sa carte.

— Je vous remercie, mademoiselle Labelle. Je vous en prie, appelez-moi si vous pensez à quelque chose qui puisse être relié à cette affaire.

— Oui, bien sûr. J’ai un service à vous demander, inspecteur. Pourrais-je monter à mon bureau au premier ?

Il réfléchit un instant.

— Oui, mais un de mes hommes va vous accompagner.

L’inspecteur Dubois appela le policier à qui Skye avait parlé précédemment et le pria de l’escorter pour passer le cordon de sécurité. On aurait dit que tous les policiers de Paris s’étaient rassemblés sur les lieux. Renaud était peut-être une fripouille, mais c’était aussi une figure éminente de l’université, son assassinat allait faire des vagues.

D’autres policiers et techniciens étaient à l’œuvre à l’intérieur de la faculté, relevant les empreintes ou photographiant les lieux. Skye, le policier sur les talons, monta à son bureau au premier étage, entra et jeta un coup d’œil circulaire dans la pièce. Bien que ses meubles et ses papiers semblassent en ordre, elle avait l’étrange impression que quelque chose clochait.

Skye scruta la pièce en détail, puis s’approcha de son bureau. Pour tout ce qui était de son travail, elle était ordonnée jusqu’à la maniaquerie. Avant de quitter son bureau le matin même, elle avait empilé ses livres, papiers et dossiers avec une précision millimétrique. Or, à présent, les bords de la pile étaient irréguliers, comme si elle avait été refaite précipitamment.

Quelqu’un avait pénétré dans son bureau !

— Mademoiselle ?

Le policier la considérait d’un œil étonné et elle se rendit compte qu’elle avait le regard dans le vide. Elle hocha la tête, ouvrit un tiroir et prit un dossier au hasard.

— Voilà, j’ai terminé, annonça-t-elle avec un sourire forcé.

Elle se força à marcher calmement malgré son envie de bondir et ses jambes qui semblaient de plomb. Son pouls s’était accéléré et les battements de son cœur résonnaient à ses oreilles comme des coups de tonnerre. La main qui avait dérangé ses papiers était probablement celle qui avait tué Renaud.

Le policier l’escorta jusqu’à la sortie du bâtiment et lui fit franchir les barrières de sécurité. Elle le remercia et rentra chez elle à pied, encore sous le choc, traversant les rues comme une automate, ce qui était pratiquement suicidaire à Paris. Elle ne prêta pas attention aux hurlements de freins, pas plus qu’à la cacophonie de klaxons ni aux invectives des conducteurs.

Sa crise de panique s’était atténuée lorsqu’elle arriva au coin de la petite rue où se trouvait son appartement. Elle se demandait si elle avait bien fait de ne pas révéler à l’inspecteur Dubois que son bureau avait été fouillé. Elle s’imagina l’enquêteur concluant que cette folle paranoïaque devait figurer sur la liste des suspects.

Skye habitait un immeuble mansardé du XIXe, rue Mouffetard, en bordure du Quartier latin. Elle appréciait l’animation bruyante du quartier avec ses boutiques, ses restaurants et ses musiciens de rue. L’ancien hôtel particulier avait été transformé en trois appartements. Celui de Skye se trouvait au deuxième étage et, de son balcon en fer forgé, elle avait vue sur la rue et les innombrables cheminées de Paris. Elle monta les escaliers en courant. Elle fut soulagée en ouvrant sa porte, enfin en sécurité. Mais lorsqu’elle pénétra dans le salon, elle ne put en croire ses yeux.

La pièce avait été saccagée. Les coussins des fauteuils et du canapé étaient éparpillés sur le sol. Les magazines avaient été balayés de la table basse et les livres sortis des étagères et jetés au sol. Dans la cuisine, c’était encore pire. Les placards étaient grands ouverts et le sol couvert de bris de vaisselle. Comme une somnambule, elle se rendit dans la chambre. On avait sorti les tiroirs des placards et vidé leur contenu par terre. Les draps avaient été arrachés du lit et le matelas éventré.

Elle regagna son salon et resta interdite. Cette violation de son intimité la fit trembler de rage. Puis la colère laissa place à la peur lorsqu’elle se rendit compte que la personne qui avait dévasté l’appartement était peut-être encore là. Elle n’avait pas regardé dans la salle de bains. Elle attrapa un tisonnier près de la cheminée et, les yeux rivés sur la porte de la salle de bains, s’apprêtait à sortir à reculons de l’appartement.

Le plancher craqua derrière elle.

Elle fit volte-face et brandit le tisonnier au-dessus de sa tête.

— Euh, bonjour, articula Kurt Austin, les yeux écarquillés de surprise.

Skye faillit s’évanouir. Elle laissa retomber le tisonnier le long de sa jambe.

— Je suis désolée, souffla-t-elle.

— C’est moi qui devrais m’excuser de t’avoir fait peur. La porte était ouverte, alors je suis entré. Est-ce que ça va ? demanda-t-il en remarquant la pâleur de Skye.

— Oui, maintenant que tu es là.

Austin balaya la pièce du regard.

— Je ne savais pas que vous aviez des tornades à Paris.

— Je pense que c’est l’assassin de Renaud qui a fait ça.

— Renaud ? Le type qui était coincé sous le glacier avec toi ?

— Oui, il a été abattu dans son bureau.

La mâchoire d’Austin se contracta.

— Tu as regardé dans les autres pièces ?

— Oui, sauf dans la salle de bains. Et je n’ai pas osé ouvrir les placards.

Austin lui prit le tisonnier des mains.

— Petite sécurité, expliqua-t-il.

Il se rendit à la salle de bains et en ressortit un instant plus tard.

— Est-ce que tu fumes ? demanda-t-il.

— Non, je ne fume plus depuis des années, pourquoi ?

— Tu avais raison de t’inquiéter, déclara-t-il en exhibant un mégot. Il y en avait un tas dans la baignoire. Quelqu’un attendait ton retour.

Skye frissonna.

— Et pourquoi est-il parti ?

— Quelle qu’en soit la raison, tu as eu de la chance. Parle-moi de Renaud.

Ils remirent le canapé en état et Skye raconta à Austin en détail sa visite à son bureau de l’université.

— Est-ce que je suis folle de faire le rapprochement entre ce saccage, la fouille de mon bureau et l’assassinat de Renaud ?

— Tu serais folle de ne pas le faire. Est-ce qu’il te manque quelque chose ?

Elle regarda la pièce en secouant la tête.

— Impossible de le savoir, dit-elle.

Son regard tomba sur le répondeur téléphonique.

— C’est curieux. Quand j’ai quitté l’appartement, il n’y avait que deux messages ; maintenant il y en a quatre.

— Il y en a un de moi, je t’ai appelée dès mon arrivée à Paris.

— Quelqu’un a dû écouter les deux derniers messages, parce que le voyant ne clignote pas.

Austin appuya sur le bouton et s’entendit déclarer qu’il n’arrivait pas à joindre Skye à son bureau et qu’il allait passer chez elle au cas où. Puis ce fût la voix de Darnay.

— Skye, c’est Charles. Je me demandais si je pouvais emporter le casque dans ma maison de campagne. Il est encore plus mystérieux que prévu.

— Oh mon Dieu, fit-elle en pâlissant. Celui qui m’attendait a dû entendre ce message.

— Qui est Charles ? demanda Austin.

— Un ami. Il vend des armes et des armures rares. Je lui ai laissé le casque pour qu’il l’examine. Attends...

Elle retrouva son carnet d’adresses sous une pile de papiers et regarda à la lettre D. Une page avait été arrachée. Elle montra le carnet à Austin.

— L’intrus a dû partir à sa recherche.

— Essaie de le prévenir.

Elle prit son téléphone, composa le numéro et attendit un long moment.

— Personne ne répond, dit-elle. Que devons-nous faire ?

— Le plus intelligent serait d’appeler la police.

Elle fronça les sourcils.

— Charles n’apprécierait pas. Ses affaires sont à la limite de la légalité, parfois au-delà. Il ne me pardonnerait jamais si la police venait mettre le nez dedans.

— Même si sa vie en dépendait ?

— Il n’a pas répondu au téléphone. Peut-être qu’il n’est même pas là et que nous nous inquiétons pour rien.

Austin était moins optimiste, mais il ne voulait pas perdre un temps précieux en vaine discussion.

— Où est sa boutique ?

— Sur la rive droite. À dix minutes en taxi.

— J’ai ma voiture. On y sera en cinq minutes.

Ils se précipitèrent vers l’escalier.

La vitrine de l’antiquaire était plongée dans le noir et la porte fermée. Skye sortit l’une des rares clés que Darnay avait confiées à ses amis et ouvrit la porte. Un rai de lumière filtrait sous le rideau du bureau.

Austin le souleva doucement. L’étrange vision qui l’attendait ressemblait à une mise en scène théâtrale, comme dans un musée de cire. Un homme aux cheveux gris était agenouillé, le menton posé sur une caisse en bois comme un condamné à mort, la tête sur le billot. Il était échevelé, pieds et poings liés, et bâillonné.

Un homme de grande taille se tenait au-dessus de lui, dans la posture du bourreau, agrippant une longue épée à deux mains, le haut du visage dissimulé par un masque noir. Le bourreau sourit à Austin. Il ôta son masque, le jeta et brandit le glaive au-dessus du cou de Darnay. La lumière scintilla cruellement sur la lame à double tranchant.

— Je vous en prie, restez, dit-il d’une voix étrangement haut perchée pour un homme de sa stature. Votre ami en perdrait la tête si vous partiez.

Skye qui avait rejoint Austin enfonça ses ongles dans son bras, mais il n’en fut même pas conscient. Il se rappela le récit de l’archéologue et sut qu’il avait devant lui le faux journaliste qui avait inondé le tunnel du glacier.

— Pourquoi partirions-nous ? fit-il sur un ton nonchalant. Nous venons à peine d’arriver.

L’homme au teint pâle sourit, mais son épée restait suspendue au-dessus de la nuque de Darnay.

— Cet homme a fait preuve d’une grande sottise, dit-il en regardant une étagère remplie de vieux casques. Il refuse de me dire lequel est celui que je cherche.

L’entêtement de Darnay lui avait sans doute sauvé la vie, songea Austin. Il avait dû se douter que son agresseur le tuerait dès qu’il aurait obtenu ce qu’il cherchait.

— Je suis sûr que n’importe lequel vous irait comme un gant, lança Austin.

L’homme ignora la suggestion et posa les yeux sur Skye.

— Vous, vous allez me le dire, hein ? C’est vous l’experte.

— Vous avez tué Renaud, n’est-ce pas ? demanda Skye.

— Ne gaspillez pas vos larmes pour lui, répondit l’homme. C’est lui qui m’a dit où vous trouver.

Son glaive s’éleva de quelques centimètres.

— Montrez-moi le casque que vous avez sorti du glacier et je vous laisserai tous partir.

Dans tes rêves, se dit Austin. Une fois que l’assassin de Renaud aurait le casque, il se débarrasserait d’eux trois. Il décida de tenter quelque chose, même si cela impliquait de risquer la vie de Darnay. Il avait avisé une hallebarde sur le mur à quelques pas de lui. Il s’en approcha et souleva l’arme de ses crochets.

— Je vous suggère de lâcher cette épée, dit-il sans élever la voix ni perdre son calme.

— Voudriez-vous que je la laisse tomber sur le cou de M. Darnay ?

— Vous pourriez le faire, répliqua Austin sans quitter des yeux le visage de l’agresseur pour éviter qu’il ne retourne la situation, mais dans ce cas, votre grosse tête chauve roulerait immédiatement à côté de la sienne.

Il souleva sa hallebarde pour donner du poids à ses propos. L’arme était primitive, mais effrayante. La tête en acier et carbone était allongée et conçue de manière à pouvoir être utilisée comme une lance. Une pointe sortait du fer de hache comme un bec acéré de cigogne. Des langelets de métal partaient de la tête de la hache pour protéger la hampe en bois.

L’homme prit compte de l’avertissement d’Austin. Il devinait à son ton sans réplique que s’il tuait Darnay ou Skye, il ne leur survivrait pas longtemps. Il lui faudrait s’occuper d’Austin en premier. Ce dernier anticipait son geste et se préparait à l’accueillir. Il savait par expérience que les grands costauds ont tendance à sous-estimer leurs adversaires de moindre stature. L’homme fit un pas en direction de Kurt, leva son épée et l’abattit brusquement, lui faisant faire un vague arc de cercle. Austin n’était pas préparé à cela et il réalisa que c’est lui qui avait sous-estimé son adversaire. Malgré sa corpulence, l’homme se mouvait avec une rapidité toute féline. Les réflexes d’Austin prirent le dessus avant même que son esprit ait vu l’éclat métallique et enregistré l’information. Ses bras se soulevèrent, la hallebarde devant lui.

La lame de l’épée tinta en heurtant la gaine de la hallebarde. La puissance du choc se répercuta comme des coups de poignard dans les bras d’Austin, mais il parvint à repousser la lame, qui s’arrêta à quelques centimètres de sa tête, à faire glisser à nouveau sa main sur le manche et tournoyer la hallebarde comme un Louisville Slugger. Ce mouvement agressif lui avait été inspiré par la nécessité pressante de défendre sa vie. Mais il y avait une autre raison : ce type ne lui revenait vraiment pas.

La lame mortellement acérée de la hallebarde aurait éviscéré le grand costaud s’il n’avait pas anticipé le mouvement et esquivé le coup en se penchant en arrière. Austin commençait à comprendre que le corps-à-corps médiéval ne se résumait pas à porter des coups : le poids de la hallebarde le fit tournoyer et il fit un tour entier sur lui-même avant de retrouver son équilibre.

Face de lune, désarçonné par la férocité inattendue de l’attaque, avait vite retrouvé ses esprits. Constatant qu’Austin était en situation de faiblesse, il changea de tactique. Il brandit l’épée avec détermination et se précipita droit sur lui.

C’était astucieux. Il aurait suffi que la pointe de l’épée pénètre de quelques centimètres dans la défense d’Austin pour le tuer. Mais celui-ci rentra la poitrine et sauta en arrière, se présentant de flanc à son assaillant. Il esquiva ainsi l’attaque meurtrière, glissa contre la hallebarde, mais la pointe de la lame fit un trou dans sa chemise et l’égratigna. Austin repoussa l’arme et réagit par une nouvelle attaque.

Il commençait à avoir la hallebarde bien en main. C’était l’équivalent pour l’époque d’un M-16. Armé de cette hallebarde, un fantassin pouvait faire basculer un chevalier de sa monture, pénétrer son armure et le transpercer. La longue hampe donnait plus de force à Austin et il se rendit compte que des mouvements courts et vifs rendaient l’arme redoutable.

Face de lune faisait lui aussi des progrès. Il frappa vainement la pointe acérée en reculant devant l’avancée résolue d’Austin. Il s’arrêta dos à la table sur laquelle étaient disposés tous les casques. Dans l’incapacité de reculer davantage, il leva son épée pour parer la cinglante contre-attaque. Austin le prit de vitesse avec une soudaine accélération. Le grand costaud heurta la table et les casques furent projetés au sol.

Face de lune trébucha sur un casque avant de retrouver l’équilibre. Il rugit comme un lion blessé et se jeta sur Austin, faisant tournoyer son épée dans toutes les directions, en des coups furieux presque impossibles à anticiper. La sueur coulait dans les yeux d’Austin, brouillant sa vue, et il battit en retraite sous la sauvagerie de l’attaque, jusqu’à se retrouver dos au mur.

Voyant qu’Austin ne pouvait aller plus loin, Face de lune eut un grognement de triomphe et leva son épée, se préparant à l’abattre en un coup qui l’anéantirait une bonne fois pour toutes. Mais Austin devina le mouvement et, voyant qu’il ne pourrait ni l’arrêter avec la hallebarde ni le contrer par un autre coup, passa à l’offensive. Soulevant très haut sa hallebarde, il se jeta en avant, bras tendus, le manche à la hauteur de la pomme d’Adam de son adversaire, de sorte à le frapper en travers de la gorge. Les yeux de l’homme semblèrent sortir de leurs orbites et il émit un grognement étranglé.

Austin avait maîtrisé son mouvement, pourtant il s’était mis dans une position vulnérable. Face de lune haletait, mais la graisse de son cou de taureau avait évité à la trachée d’être écrasée. Il ôta sa main gauche de la garde de l’épée et empoigna le manche de la hallebarde. Austin tenta de nouveau d’étrangler son adversaire. Lorsqu’il constata qu’il n’y arrivait pas, il tira brutalement sa hallebarde en arrière, mais son adversaire la tenait fermement et ne voulait pas lâcher prise.

Austin leva le genou et donna un coup dans l’entrejambe de l’homme, qui se contenta de pousser un grognement. Il doit avoir des testicules en acier, songea Austin, qui utilisa toute sa force de levier pour essayer d’arracher la hallebarde à son adversaire en lui tordant le bras. Sa tactique fut anéantie lorsque Face de lune lâcha entièrement son épée pour concentrer sa force sur la hache. On aurait dit deux gamins se battant pour une batte de base-ball, sauf que dans le cas présent, le perdant rentrerait chez lui les pieds devant.

La supériorité physique du costaud commençait à se faire sentir. Ses mains étaient au bord du manche, la force de frappe à son avantage. Son sourire de dément se transforma en un rictus de triomphe lorsqu’il parvint à arracher la hache des mains d’Austin.

Celui-ci balaya la pièce du regard. Elle était pleine d’armes, mais aucune ne se trouvait à sa portée. Face de lune avança en souriant, acculant Austin à un mur. Puis, toujours souriant, il souleva la hache pour porter le coup qui allait couper Austin en deux.

Voyant que le buste de l’homme était temporairement vulnérable, Austin utilisa la force de ses jambes et projeta sa tête dans le ventre de son adversaire, avec la force d’un bélier. L’autre laissa échapper un sifflement de ballon de baudruche et lâcha la hache.

Austin se redressa, jambes écartées, prêt à bourrer de coups de poing son visage. Le coup de tête avait manifestement mis à mal Face de lune. Son teint était encore plus pâle et il avait comme le souffle coupé.

Il dut tout à coup décider que, malgré le plaisir qu’il aurait pris à découper et trancher Kurt Austin, la mort était la mort. Il passa la main sous sa veste et en sortit un pistolet muni d’un silencieux. Austin se prépara à recevoir une balle à bout portant, mais relâcha vite sa garde : le sourire de l’homme avait disparu, remplacé par une expression de stupeur. Une flèche avec une plume était fichée comme par magie dans son épaule droite. Il lâcha son arme.

Austin se retourna et vit Skye qui tenait une arbalète. Elle s’apprêtait à lui décocher une autre flèche et remontait frénétiquement le mécanisme. Les yeux de Face de lune allaient de Skye à Austin, puis il ouvrit la bouche et poussa un cri. Il s’arrêta seulement pour extirper un casque du tas qui encombrait le sol et rampa vers la sortie. Dans sa précipitation, il déchira le rideau de l’atelier.

Le pistolet à la main, Austin le suivit prudemment. Il entendit le carillon de la porte d’entrée, mais, le temps d’arriver sur le trottoir, la rue était déserte. Il rentra, sans omettre de fermer la porte à clé. Skye avait détaché Darnay.

Austin aida l’antiquaire à se relever. Il était couvert de bleus à force d’avoir été frappé et raide d’être resté à genoux trop longtemps, mais, en dehors de cela, il semblait indemne. Austin se tourna vers Skye.

— Tu ne m’avais pas dit que tu étais championne d’arbalète !

Skye avait l’air stupéfaite.

— Je n’arrive pas à croire que je l’ai eu, dit-elle. J’ai fermé les yeux et j’ai tiré en gros dans sa direction.

Elle vit la chemise tachée de sang.

— Tu es blessé !

Austin jeta un coup d’œil à sa blessure.

— Ce n’est qu’une égratignure, dit-il, mais ce type me doit une chemise neuve.

— Vous savez fort bien manier un fauchard, lui dit Darnay en s’époussetant les coudes et les genoux.

— Qu’est-ce que vous avez dit ? fit Austin.

— L’arme que vous avez utilisée avec brio, c’est un fauchard, une arme d’hast du XVe siècle semblable à la hallebarde. On a failli l’abolir au Moyen Âge en raison des terribles blessures qu’elle provoquait. L’arme que vous avez utilisée est un mélange entre un fauchard et une hache d’abordage. Vous semblez surpris ?

— Non, il se trouve seulement que j’entends souvent ce nom ces temps-ci.

— Votre discussion sur les armes est tout à fait fascinante, intervint Skye, mais quelles sont vos suggestions, maintenant ?

— Il est encore temps d’appeler la police, proposa Austin.

Darnay eut l’air inquiet.

— Je préférerais m’en abstenir. Mes affaires...

— Skye m’a déjà prévenu. Mais vous avez raison. La police pourrait avoir du mal à avaler cette histoire du géant qui nous a attaqués avec une épée.

L’antiquaire laissa échapper un soupir de soulagement et passa en revue le désordre sur son bureau.

— Je n’aurais jamais cru que cette pièce verrait une réédition de la bataille d’Azincourt.

Skye fouillait dans le tas de casques.

— Il n’est pas là, déclara-t-elle, blême.

Darnay eut un sourire, s’approcha d’un mur et appuya sur un lambris. Un panneau rectangulaire bascula, faisant apparaître un vaste coffre à combinaison qu’il ouvrit en quelques clics. Il y plongea la main et en sortit le casque de Skye.

— On dirait que cette petite chose suscite bien des convoitises.

— Je suis désolée de t’avoir entraîné là-dedans, dit Skye. Ce type horrible faisait le guet dans mon appartement et il a entendu ton message. Je n’aurais jamais imaginé...

— Ce n’est pas ta faute. J’ai toujours envie d’examiner cette beauté. Comme je le disais au téléphone, il me faudrait plus de temps. Je pense qu’il serait plus prudent de fermer boutique quelque temps et de travailler depuis ma villa en Provence. J’aimerais beaucoup que tu m’y retrouves. Je vais m’inquiéter pour toi tant que ce sale type sera en liberté.

Skye réfléchit un instant.

— Merci, mais j’ai trop de travail. Le département va être en plein chaos avec la disparition de Renaud. Garde le casque aussi longtemps que tu voudras.

— Très bien, mais tu devrais envisager de passer la nuit dans mon appartement.

— Accepte l’invitation de M. Darnay, lui suggéra Austin. Nous y verrons plus clair demain matin.

Skye réfléchit rapidement et décida qu’elle devait d’abord passer prendre quelques vêtements chez elle. Austin la fit attendre dans le hall de l’immeuble tandis qu’il s’assurait que l’appartement était vide. Il ne pensait pas que Face de lune se sente très fringant avec une flèche d’arbalète dans l’épaule, mais l’homme semblait être résistant à la douleur et avoir un certain talent pour l’effet de surprise.

Skye préparait son sac lorsque le téléphone d’Austin bipa.

Austin discuta quelques instants et, lorsqu’il raccrocha, son visage affichait un large sourire.

— Quand on parle du loup..., fit-il. C’était la secrétaire de Racine Fauchard. Je suis convié demain à une audience avec la grande dame en personne.

— Fauchard ? Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer ta réaction quand Charles en a parlé. De quoi s’agit-il ?

Austin gratifia Skye d’un bref résumé de sa visite au musée aérien et lui expliqua le lien entre l’homme de glace et la famille Fauchard.

Skye boucla son sac avec un bruit sec.

— Je veux y aller avec toi.

— Je crois que ce n’est pas une bonne idée. Cela pourrait être dangereux.

Elle éclata d’un rire moqueur.

— Une vieille dame ? Dangereuse ?

— Cela peut sembler ridicule, reconnut Austin, mais toute cette affaire de l’aviateur pris dans la glace, du casque et de la brute qui a assassiné Renaud me paraît liée aux Fauchard. Je ne veux pas t’entraîner là-dedans.

— Je suis déjà en plein dedans, Kurt. C’est moi qui ai été emprisonnée sous le glacier. C’est mon bureau et mon appartement que ce type a fouillés, manifestement à la recherche du casque que j’avais sorti du glacier. C’est mon ami Charles Darnay qui aurait été tué si tu n’avais pas été là.

Elle contempla le casque posé sur son lit.

— En plus, je suis experte en armes et mes connaissances pourraient s’avérer utiles.

— Arguments persuasifs, concéda Austin en pesant le pour et le contre. Eh bien d’accord. Voilà ce que je te propose : je te présenterai comme mon assistante, sous un nom d’emprunt.

Skye se pencha vers lui et déposa un baiser sur sa joue.

— Tu ne le regretteras pas, dit-elle.

— Mmm, acquiesça Austin, presque convaincu par la plaidoirie de Skye.

Skye était une femme remarquable et le temps passé en sa compagnie n’était jamais perdu. Rien ne reliait de façon certaine l’homme qu’il avait surnommé Face de lune à la famille Fauchard. En même temps, l’avertissement de Grosset résonnait dans sa tête comme l’écho d’un glas dans la nuit.

On dit qu’ils ont un passé.

16

Le fermier fredonnait une version nostalgique du Souvenir lorsque la tache rouge surgit devant son pare-brise dans un bruit fracassant. Il donna un coup de volant vers la droite et envoya son véhicule, lourdement chargé, la tête la première dans un fossé. La camionnette heurta le talus, catapultant les cages en bois sur le sol. Le choc brisa les cages en mille morceaux, libérant des centaines de poulets qui se mirent à pousser des piaillements rauques. Le conducteur s’extirpa de la cabine et brandit le poing en direction de l’avion écarlate au blason à tête d’aigle sur la queue. Puis il s’efforça de se mettre à l’abri tandis que l’avion effectuait un nouveau passage en vrombissant sous une véritable explosion de plumes.

L’appareil reprit de l’altitude et effectua un looping triomphant. Le pilote riait aux larmes, si bien qu’il manqua perdre le contrôle de l’avion. Il s’essuya les yeux avec sa manche avant de survoler à basse altitude les vignobles qui s’étendaient sur des centaines d’hectares tout autour de lui. Appuyant sur un interrupteur, il largua un nuage de pesticides contenus dans les deux réservoirs accrochés sous l’avion. Puis il remonta en piqué. Les collines couvertes de vignobles se changèrent en forêts denses, laissant apparaître çà et là des lacs à l’eau sombre qui donnaient au paysage un aspect particulièrement mélancolique. L’avion passa au ras de la cime des arbres, pour se diriger vers quatre pointes qui se dressaient sur une colline au-dessus de la forêt. À mesure que l’avion se rapprochait, les pointes se transformèrent en tours, reliées par un épais rempart en pierres crénelé. Une large douve remplie d’une eau verte stagnante entourait les remparts, et tout autour s’étendaient de grands jardins à la française, des petits sentiers qui s’enfonçaient dans les bois. L’avion passa en vrombissant au-dessus du toit de l’imposant château, puis survola les arbres pour aller se poser sur une grande étendue herbeuse. Il roula ensuite jusqu’à une berline Jaguar garée au bord de la piste d’atterrissage. A peine le pilote fut-il descendu du cockpit qu’une équipe de maintenance surgit de nulle part pour pousser l’avion dans un petit hangar en pierres.

Sans un regard pour ses employés, Émile Fauchard regagna sa voiture d’une démarche gracieuse et athlétique ; ses muscles saillants ondulaient sous la combinaison de pilote en cuir italien noir. Il ôta prestement ses lunettes qu’il tendit, ainsi que ses gants, au chauffeur qui l’attendait. Il sourit en repensant à l’expression affolée du conducteur du camion, s’installa sur la moelleuse banquette arrière, ouvrit le minibar et se servit un verre de cognac.

Fauchard avait la beauté classique des stars du film muet, et un profil que n’aurait pas désavoué la famille Barrymore. Toutefois, malgré cette perfection physique, Émile Fauchard était un être répugnant. Ses yeux noirs arrogants avaient autant de chaleur que ceux d’un cobra. Son beau visage sans aucun défaut ressemblait à une statue de marbre soudainement animée, sans humanité.

Les viticulteurs des environs murmuraient que Fauchard avait conclu un pacte avec le diable. Peut-être était-il le diable en personne, prétendaient même certains. Les plus superstitieux, pour ne pas prendre de risque, faisaient le signe de croix lorsqu’ils le rencontraient, vestige de l’époque où l’on croyait au mauvais œil.

La Jaguar suivit une avenue bordée d’arbres et s’enfonça dans le tunnel de verdure, puis elle remonta l’allée vers l’entrée principale du château. Elle franchit le pont à une arche qui enjambait la douve et passa la grille qui s’ouvrait sur une grandiose cour pavée.

Le château fort des Fauchard datait de l’époque féodale et ne possédait rien de la finesse architecturale de la Renaissance. C’était un édifice de grande taille, d’une austérité massive, flanqué de tours médiévales symétriques à celles du rempart. De larges fenêtres avaient été creusées à la place de certaines meurtrières et, à l’intérieur, quelques bas-reliefs avaient été ajoutés ici et là. Ce maquillage ne pouvait pourtant faire oublier l’aspect militaire et maussade du bâtiment. Un homme de forte carrure au crâne rasé, l’air agressif comme un pit-bull, montait la garde devant les doubles portes en bois sculptées. Il était parvenu on ne sait comment à faire entrer son corps rectangulaire comme un réfrigérateur dans un uniforme de majordome.

— Votre mère est dans la salle d’armes, déclara-t-il d’une voix rauque. Elle vous attend.

— Je m’en doute, Marcel, répondit Émile qui passa vivement devant lui en le frôlant.

Marcel était responsable de la petite armée qui entourait sa mère comme une garde prétorienne. Même Émile ne pouvait l’approcher sans se heurter à l’un ou l’autre de ses domestiques aux allures de gangsters. La plupart des serviteurs balafrés qui occupaient les postes habituellement réservés à des employés de maison étaient d’anciens condamnés du grand banditisme, bien que Racine eût une préférence pour les anciens de la Légion étrangère comme Marcel. En règle générale, ils restaient discrets, mais Émile avait toujours la sensation qu’ils étaient là à épier, même lorsqu’ils restaient invisibles. Il abhorrait les gardes du corps de sa mère ; à cause d’eux, il se sentait étranger dans sa propre maison et, pire, il n’avait aucun pouvoir sur eux.

Il entra dans une vaste antichambre décorée de tapisseries et longea une galerie de portraits qui semblait s’étendre à l’infini. Il y en avait des centaines. Émile jeta à peine un regard à ses ancêtres, tableaux qui n’avaient pas plus de signification pour lui que des visages sur des timbres-poste. Il n’attachait aucune importance au fait que beaucoup d’entre eux avaient connu une mort violente à l’intérieur même du château. Les Fauchard y résidaient depuis des siècles, depuis qu’ils avaient assassiné le premier propriétaire. Pas un office, pas une chambre à coucher ni une salle à manger qui n’ait vu quelque membre de la famille Fauchard ou quelque de leurs ennemis se faire étrangler, poignarder ou empoisonner. Si le château était encore hanté par les fantômes de ceux qui y avaient été tués, tous les couloirs du vaste édifice seraient encombrés de spectres cherchant le repos.

Il passa sous une arche qui menait à la salle d’armes, une immense salle voûtée dont les murs étaient décorés d’armes de toutes les époques, depuis les lourds glaives en bronze jusqu’aux mitrailleuses automatiques, tous classés par ordre chronologique. Le point central de la salle d’armes exposait des chevaliers en armure qui chargeaient contre un ennemi invisible. D’immenses vitraux mettaient en scène non des saints, mais des guerriers et ornaient tout un mur de la salle, comme s’il s’agissait d’une chapelle consacrée à la violence.

Émile passa une autre porte pour entrer dans la bibliothèque d’histoire militaire qui jouxtait la salle d’armes. La lumière qui filtrait d’une ouverture octogonale illuminait le vaste bureau en acajou, placé au centre de la pièce aux murs tapissés de livres. Contrastant avec le côté militaire de la pièce, le bureau était sculpté de motifs floraux et pastoraux. Une femme vêtue d’un tailleur sombre y était assise, triant des papiers.

Bien que Racine Fauchard ne fut plus très jeune, elle était toujours d’une beauté renversante. Aussi mince qu’un mannequin, elle se tenait encore aussi droite qu’un i, contrairement à beaucoup de femmes qui se voûtent avec l’âge. Sa peau était couverte de fines rides, mais son teint était aussi pur que la plus fine des porcelaines. Certaines personnes comparaient le profil de Racine au célèbre buste de Néfertiti. D’autres disaient qu’elle ressemblait plutôt à la figure de proue d’une voiture de collection. Ceux qui la rencontraient pour la première fois auraient pu supposer, à cause de ses cheveux argentés, qu’elle avait entre quarante et cinquante ans.

Mme Fauchard leva les yeux vers son fils et le fixa de ses prunelles de la couleur de l’acier poli.

— Je t’attendais, Émile, dit-elle d’une voix douce où perçait cependant une implacable autorité.

Son fils se laissa tomber sur un siège en cuir du XIVe siècle qui valait plus à lui tout seul que ce que beaucoup de gens gagnaient en une décennie.

— Désolé, mère, dit-il avec un air insouciant. J’étais en train de traiter les vignes avec le Fokker.

— Je t’ai entendu frôler les tuiles du toit, déclara Racine en levant des sourcils finement dessinés. Combien de vaches et de moutons as-tu terrifiés ce matin ?

— Aucun, répondit-il avec un sourire, mais en revanche j’ai mitraillé un convoi de prisonniers et j’ai libéré des soldats alliés.

Il éclata de rire à la vue du visage interdit de sa mère.

— Bon d’accord, j’ai frôlé un camion de poulets qui s’est renversé dans le fossé.

— Tes facéties aériennes sont des plus amusantes, Émile, mais je suis lasse de devoir rembourser les fermiers et éleveurs des dégâts que tu causes. Il y a d’autres façons de passer le temps, comme s’occuper de l’avenir de l’empire Fauchard, par exemple.

Le ton glacial de la voix fit frémir Émile qui se redressa dans son fauteuil, comme un écolier turbulent qui vient de se faire réprimander pour une mauvaise farce.

— Je sais bien, mère. C’est seulement un moyen de détente. Je réfléchis mieux quand je suis là-haut.

— J’espère que tu as réfléchi à la manière dont tu pourrais braver les dangers qui pèsent sur notre famille et qui menacent notre quiétude. C’est toi l’héritier de tout ce que les Fauchard ont bâti depuis des siècles. Tu ne devrais pas prendre ce devoir à la légère.

— Ce n’est pas le cas. D’ailleurs, reconnaissez que vous avez déjà enterré un problème potentiellement embarrassant sous des milliers de tonnes de glace.

Les lèvres de Racine s’étirèrent en un mince sourire, révélant des dents blanches et parfaites.

— Je doute que Jules aurait apprécié de s’entendre traiter de problème embarrassant. Sébastien ne mérite pas mes félicitations. À cause de sa maladresse, nous avons failli perdre la relique à jamais.

— Il ignorait qu’elle se trouvait sous la glace. Il pensait surtout à rapporter le coffre-fort.

— Complètement inutile, dit-elle en ouvrant le couvercle de la boîte en métal cabossé posée sur son bureau. Les documents qui risquaient d’être incriminants ont été détruits par des fuites d’eau depuis des années.

— Nous ne le savions pas.

Elle ignora son excuse.

— Vous ne saviez pas non plus que l’archéologue s’était échappée avec la relique. Nous devons récupérer ce casque. La réussite ou l’échec de toute notre entreprise repose à présent là-dessus. Ce fiasco à la Sorbonne a été mal pensé et a attiré l’attention de la police. Ensuite Sébastien a bâclé son travail une deuxième fois : le casque qu’il a rapporté de chez l’antiquaire n’était qu’une babiole fabriquée en Chine pour une pièce de théâtre.

— Je suis en train d’étudier la question.

— Eh bien cesse d’étudier et agis. Notre famille n’a jamais toléré l’échec, quel qu’il soit. Nous ne devons jamais faire preuve de faiblesse sous peine d’être détruits. Sébastien est devenu un poids mort. On a pu le voir à la Sorbonne. Occupe-toi de ça.

Émile hocha la tête.

— Je vais m’occuper de lui.

Racine savait que son fils mentait. Sébastien était un molosse entraîné à tuer sur commande et il n’était loyal qu’envers Émile Dans la chambre de pression surchauffée qu’était la famille Fauchard, elle ne pouvait plus tolérer que son fils ait un tel serviteur, et ce pour des raisons évidentes. Elle savait bien que les liens familiaux n’avaient jamais empêché une dague de trouver sa cible ou un oreiller d’étouffer quelqu’un lorsque les enjeux étaient la fortune et le pouvoir.

— Fais-le, et vite.

— Comptez sur moi. En attendant, notre secret n’a rien à craindre.

— Rien à craindre ! Nous avons failli tout perdre à cause d’une découverte fortuite. La clé de l’avenir de notre famille est entre des mains étrangères. Je tremble en pensant à tous les autres champs de mines. Suis mon exemple. Lorsque mon chimiste, le Dr MacLean, s’est égaré dans la nature, je l’ai ramené dans la plus grande discrétion.

Émile pouffa de rire.

— Mère, c’est tout de même vous qui avez provoqué tous les « accidents » de ces scientifiques alors que leurs travaux n’étaient pas terminés.

Racine crucifia son fils du regard.

— Une erreur de jugement. Je n’ai jamais dit que j’étais infaillible. C’est une preuve de maturité que d’admettre ses erreurs et de les rectifier. Le Dr MacLean travaille à la formule en ce moment même. En attendant, nous devons retrouver la relique pour pouvoir réunir toute notre famille. Tu as fait des progrès ?

— L’antiquaire, Darnay, a disparu. Nous le recherchons.

— Et la femme, l’archéologue ?

— On dirait qu’elle a quitté Paris.

— Continue tes recherches. J’ai envoyé mes propres agents pour la retrouver. Nous devons agir en douceur. D’autre part, notre entreprise est menacée dans son ensemble : l’institut océanographique de Woods Hole s’associe à la NUMA pour explorer la Cité perdue.

— Kurt Austin, le type qui a sauvé les gens du glacier, est aussi de la NUMA. Est-ce qu’il y a un rapport ?

— Pas que je sache, répondit Racine. Cette expédition se préparait déjà avant qu’Austin n’apparaisse sur le devant de la scène. Je crains plutôt que ces océanographes découvrent le résultat de nos travaux et soulèvent certaines questions.

— Nous ne pouvons pas nous le permettre.

— Je suis d’accord. C’est pourquoi j’ai élaboré un plan. Le véhicule de profondeur Alvin doit effectuer plusieurs plongées. Il disparaîtra dès la première.

— Est-ce bien prudent ? Ils organiseraient alors une vaste opération de sauvetage, enquêteurs et journalistes envahiraient les lieux.

Un sourire dénué d’humour vint aux lèvres de Racine.

— C’est vrai, mais seulement si la disparition est communiquée au monde extérieur. Or, avant de constater la disparition de l’Alvin, le bâtiment de soutien s’évanouira avec tout son équipage. Les secours devront fouiller des milliers de kilomètres carrés d’océan.

— Tout un bateau et son équipage ! Vos talents m’ont toujours impressionné, mère, mais je ne vous savais pas magicienne.

— Alors suis mon exemple. Transforme ton échec en succès. Un bateau vient de quitter l’île, avec une cale pleine de nos erreurs. Il sera contrôlé à distance par un autre navire à plusieurs milles de là. Il jettera l’ancre près du site où les plongées doivent avoir lieu. Lorsque le submersible aura été mis à l’eau, le bateau lancera un Mayday, un incendie se déclarera à bord, le navire des chercheurs enverra une annexe et l’équipage sera accueilli par nos jolis morfals. Lorsqu’ils auront fini leur travail, le porte-conteneur s’approchera du navire des chercheurs, coque contre coque, et les explosifs seront actionnés par une commande à distance. Les deux bateaux disparaîtront. Pas de témoins. Il ne faut pas que ce qui s’est passé avec les gens de la télé se reproduise.

— On a frôlé la catastrophe, reconnut Émile

— La vraie téléréalité ! s’exclama-t-elle. Nous avons eu de la chance que la seule survivante ait été considérée comme une folle mythomane. Encore une chose, Kurt Austin veut s’entretenir avec moi. Il prétend avoir une information qui pourrait intéresser notre famille au sujet du corps trouvé dans la glace.

— Il est au courant pour Jules ?

— Nous allons le découvrir. Je l’ai invité ici. Si je me rends compte qu’il en sait trop, je te le livrerai.

Émile se leva et fit le tour du bureau. Il déposa un baiser sur la joue de sa mère. Racine le regarda quitter la salle d’armes : Émile était maintenant un Fauchard. Comme son père, il était brillant, cruel, sadique, meurtrier et cupide. Mais, comme son père aussi, Émile manquait de bon sens et était trop impulsif. C’étaient ces mêmes défauts qui avaient poussé Racine à tuer son mari bien des années plus tôt, lorsque les actions de celui-ci risquaient de compromettre ses plans.

Émile voulait prendre la place de sa mère, mais elle tremblait pour l’avenir de l’empire Fauchard et ses plans soigneusement élaborés. Elle savait aussi Émile n’hésiterait pas à l’assassiner le moment venu, et c’est pourquoi elle n’avait pas voulu lui révéler la signification véritable de la relique. Elle détesterait devoir se séparer de sa seule progéniture, mais il faut être prudent lorsque l’on a une vipère dans son sein.

Elle décrocha son téléphone. Il fallait retrouver l’éleveur de poulets pour lui offrir une compensation financière et lui rendre sa dignité.

Elle poussa un lourd soupir en pensant que le travail d’une mère n’est jamais terminé.

17

Sur une mer d’huile et poussé par des vents favorables, le navire de recherche Atlantis avait progressé rapidement depuis les Açores et avait jeté l’ancre au nord de la dorsale médio-atlantique, au-dessus d’une montagne sous-marine qui s’élevait en pente raide depuis le fond, deux mille quatre cents kilomètres à l’est des Bermudes, pile au sud des Açores. Dans un lointain passé, le massif émergeait de l’océan, mais aujourd’hui, son sommet aplati se trouvait à quelque sept cent cinquante mètres au-dessous du niveau des vagues.

L’Alvin devait plonger le lendemain matin. Après le dîner, Paul et Gamay s’étaient réunis avec les autres scientifiques à bord pour organiser la plongée. Ils décidèrent de recueillir des échantillons minéraux et végétaux dans la zone de la Cité perdue et d’étudier la flore autant que possible.

Le Groupe Alvin, une équipe de sept pilotes et ingénieurs, se leva à l’aube et, à 6 heures, parcourut une check-list de quatorze pages. À 7 heures, ils s’affairaient autour du sous-marin pour vérifier l’état des batteries, les systèmes électroniques et les divers instruments. Ils chargèrent à bord caméras et appareils photo, sans oublier le déjeuner et des vêtements chauds supplémentaires.

Puis ils installèrent des piles de barres de métal à l’extérieur de la coque en guise de lest. Le voyage de l’Alvin vers le fond de l’océan s’apparentait davantage à une descente en chute libre qu’à une vraie plongée. Lorsqu’il serait temps de remonter, le submersible larguerait les poids et remonterait à la surface. Pour des raisons de sécurité, on pouvait libérer les bras articulés s’ils se trouvaient bloqués et, si le submersible rencontrait des ennuis, il pouvait se délester également de la fibre de verre à l’extérieur de la coque, permettant à la cabine sphérique de remonter seule à la surface. En cas de problème, l’équipage avait de quoi survivre soixante-douze heures.

Paul Trout était un pêcheur vétéran qui comprenait la nature imprévisible de l’océan. Même s’il avait consulté les rapports météorologiques, il se fiait surtout à son propre instinct et à son expérience. Il surveillait les conditions météo et marines, debout sur le pont de l’Atlantis. À part quelques inoffensifs cirrus, le ciel d’un bleu profond était sans nuages et il avait déjà vu des flots plus agités dans sa baignoire. Les conditions étaient idéales pour une plongée.

Gamay se tenait non loin de lui, absorbée dans une conversation téléphonique avec le Dr Osborne. Ils discutaient des dernières photos par satellite de l’infestation par la Gorgone.

— L’algue prolifère plus rapidement que ce que nous avions prévu, dit Osborne. De grandes masses se dirigent vers la côte Est des États-Unis. Et quelques souches sont déjà apparues dans le Pacifique.

— Nous nous apprêtons à lancer l’Alvin, déclara Gamay. L’océan est calme, donc l’eau devrait être assez claire.

— Vous aurez besoin de toute la visibilité possible, dit Osborne. Ouvrez l’œil pour marquer les zones où l’algue est en train de croître. La source de l’infestation est peut-être difficile à localiser à première vue.

— Les caméras tourneront vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nous découvrirons peut-être quelque chose en visionnant ensuite les images, dit Gamay. Je vous transmettrai les photos dès que nous aurons mis en évidence quelque anomalie.

Lorsque Gamay eut raccroché, elle transmit à Paul les propos d’Osborne. C’était l’heure d’y aller. Un groupe de professionnels se rassembla à la poupe. L’un d’eux, un homme svelte aux cheveux poivre et sel, s’approcha pour leur souhaiter bonne chance. Charlie Beck était le chef d’une équipe appelée à bord afin d’entraîner l’équipage du bateau aux procédures de sécurité.

— Vous avez du cran de descendre dans ce truc, dit-il. Les véhicules de transport des Seals m’ont toujours rendu claustrophobe.

— Nous serons un peu à l’étroit, reconnut Gamay, mais ce n’est que pour quelques heures.

Lorsqu’il n’était pas en plongée, le sous-marin était remisé sur le pont arrière dans un petit bâtiment spécial. Les portes de ce hangar s’ouvrirent et l’Alvin en sortit, glissant sur des rails en direction de la poupe avant de s’arrêter sous un portique de levage. Les Trout et le pilote montèrent quelques marches et traversèrent une petite passerelle jusqu’au-dessus du sous-marin, peint en rouge, que l’on appelait la « voile ». Ils enlevèrent leurs chaussures et se glissèrent par l’écoutille de cinquante centimètres de large.

Deux plongeurs montèrent sur le sous-marin et l’arrimèrent au câble de treuil du portique ; pendant ce temps, on mit à la mer un bateau gonflable. Contrôlé par un mécanicien depuis la « niche », une cabine au-dessus du hangar, le treuil souleva le véhicule de dix- huit tonnes au-dessus du pont et le mit à l’eau, toujours avec les plongeurs qui y étaient accrochés. Ces derniers détachèrent les câbles fixés à des pattes à la proue du submersible, firent une dernière vérification avant de dire adieu par le hublot, puis nagèrent jusqu’au bateau gonflable pour regagner le navire.

Les Trout s’installèrent dans la petite cabine, une sphère en titane pressurisée de deux mètres de diamètre. À l’intérieur, chaque centimètre carré de la sphère était couvert de panneaux qui permettaient de contrôler le courant, le pilotage du ballast, le niveau d’oxygène et de dioxyde de carbone, ainsi que d’autres instruments. Sur un tabouret surélevé, le pilote – une femme – manœuvrait le véhicule grâce à une manette devant elle.

Les Trout se glissèrent de chaque côté d’elle, et s’assirent sur des coussins qui assuraient un minimum de confort. Malgré ces conditions spartiates, Paul était surexcité. Seule sa pudeur Nouvelle-Angleterre l’empêchait de crier de joie. Pour ce géologue des profondeurs, l’espace réduit de l’Alvin était plus agréable qu’une cabine de luxe à bord du Queen Elizabeth 2.

Depuis sa construction pour la marine américaine dans les années soixante, les exploits de l’Alvin en avaient fait le sous-marin le plus célèbre au monde. Le petit véhicule trapu du nom de l’écureuil chanteur était capable de plonger à quatre mille deux cents mètres, faisant la une des journaux lorsqu’il avait découvert une bombe à hydrogène au large des côtes espagnoles. Lors d’une autre expédition, il avait transporté les premiers visiteurs près de la dépouille du Titanic.

Il était très difficile d’obtenir une place à bord de l’Alvin. Trout s’estimait très chanceux. Sans le caractère urgent de cette expédition, malgré sa position à la NUMA et ses réseaux personnels, il aurait pu encore attendre des années ce privilège.

Le pilote était une jeune biologiste marine de Caroline du Sud, du nom de Sandy Jackson. Par son attitude calme et posée, ses paroles laconiques et son accent traînant, elle ressemblait à l’aviatrice de légende Jacqueline Cochran. C’était une mince jeune femme d’une trentaine d’années qui cachait, sous son jean et son pull en laine, une silhouette nerveuse de marathonienne. Ses cheveux poil de carotte étaient ramassés sous une casquette Alvin beige et bleu marine, qu’elle portait la visière en arrière.

Alors que Gamay avait opté pour une combinaison d’une pièce confortable, Paul n’avait pas jugé utile de changer ses habitudes vestimentaires, même pour une plongée en profondeur. Il était habillé impeccablement, comme d’habitude : jean délavé fait sur mesure, chemise de chez Brooks Brothers, nœud papillon coloré, une tenue qu’il affectionnait particulièrement. Sa veste d’aviateur était faite du cuir italien le plus fin. Même son caleçon long en soie était taillé sur mesure. Unique concession au style scientifique de Woods Hole : une paire de bottes de chantier usées. Ses cheveux châtain clair étaient soigneusement départagés par une raie et coiffés en arrière vers les tempes, ce qui lui donnait l’air d’un personnage de F. Scott Fitzgerald.

— Ce voyage va être tranquille, déclara Sandy tandis que les réservoirs se remplissaient d’eau et que le sous-marin L’Alvin plonge d’environ trente mètres à la minute, ce qui signifie que nous serons au fond dans moins d’une demi-heure. En général, nous écoutons de la musique classique pour la descente et du rock doux à la remontée, les informa Sandy, mais c’est comme vous voulez.

— Mozart conviendrait parfaitement, déclara Gamay.

Quelques instants plus tard, la mélodie légère d’un concerto pour piano emplissait la cabine.

— Nous sommes à la moitié de la descente, annonça Sandy au bout d’une quinzaine de minutes.

Cette nouvelle fut bien accueillie par Paul.

— J’ai tellement hâte de découvrir cette métropole sous-marine, fit-il avec un grand sourire.

Tandis que l’Alvin poursuivait sa plongée, l’Atlantis décrivait des cercles au-dessus d’eux ; l’équipage s’était réuni, avec à sa tête le responsable scientifique, dans le laboratoire supérieur, entre la passerelle et la salle des cartes, pour suivre la descente sur des moniteurs.

Sandy donna leur position, accusa réception de la réponse brouillée, puis se tourna vers les Trout.

— Que savez-vous au sujet de la Cité perdue ? leur demanda-t-elle.

— D’après ce que j’ai lu, elle a été découverte par accident en 2000, dit Gamay. Une véritable surprise !

— Une surprise, c’est peu dire, commenta Sandy. Je me souviens, nous étions carrément en état de choc, oui ! Nous remorquions l’Argo II derrière le bateau, à la recherche d’une activité volcanique près de la dorsale médio-atlantique. Autour de minuit, le chef du deuxième quart a aperçu sur ses écrans de contrôle comme des sapins de Noël couverts de neige, et il a compris que nous étions tombés sur des sources hydrothermales. Près des autres sources, nous avions également découvert des vers tubicoles et des mollusques, sauf qu’ici ce n’était pas le cas. La nouvelle s’est alors répandue comme une tramée de poudre. En quelques instants, tout le monde à bord du bateau s’est entassé dans la petite salle de contrôle. On commençait à voir les tours.

— J’ai entendu un scientifique déclarer que si la Cité perdue se trouvait sur la terre ferme, on en aurait fait un parc national.

— Ce n’est pas seulement ce que nous avons trouvé qui en fait quelque chose d’unique, mais l’endroit où nous l’avons trouvé. La plupart des sources déjà découvertes, comme les fumeurs noirs par exemple, étaient proches des fractures formées au milieu de l’océan par les plaques tectoniques. La Cité perdue, elle, se trouve à quinze kilomètres du volcan le plus proche. Nous avons envoyé l’Alvin dès le lendemain.

— J’ai entendu dire que certaines colonnes étaient plus hautes qu’une vingtaine d’étages, dit Paul.

Sandy alluma les projecteurs extérieurs et jeta un regard par son hublot.

— Eh bien, jugez par vous-même.

Paul et Gamay se mirent à scruter le paysage marin. Ils avaient eu beau voir des photos et des vidéos de la Cité perdue, rien n’aurait pu les préparer à la scène unique qui se déroulait sous leurs yeux.

Les grands yeux noisette de Paul clignaient d’excitation tandis que le véhicule traversait une fantastique forêt de hautes colonnes. Gamay, tout aussi fascinée, s’extasia sur les colonnes qui lui rappelaient les nuages de neige se formant au sommet des montagnes, lorsque le brouillard glacé dépose des tas de givre sur les branches des arbres.

Les piliers de mica et de carbonate étaient classés par couleurs, du blanc pur au beige. Gamay savait que les colonnes les plus claires étaient actives, alors que les plus foncées étaient éteintes. Les tours s’élançaient comme des flèches duveteuses. De délicates collerettes blanches jaillissaient de chaque côté, comme les champignons parasites sur les vieux troncs d’arbres. De nouveaux cristaux se formaient en continu, faisant penser à de la dentelle espagnole.

Soudainement, Sandy fit ralentir l’Alvin et approcha d’une cheminée, dont l’extrémité aplatie mesurait au moins neuf mètres de large. La tour semblait vivante, en mouvement. La cheminée était couverte d’une végétation qui ondulait au gré des courants sous-marins, dansant en rythme.

Gamay en avait le souffle coupé.

— On se croirait dans un rêve.

— Moi qui l’ai déjà vue, je suis toujours aussi fascinée, avoua Sandy en approchant l’Alvin du sommet de la grande colonne. Et voilà le plus intéressant. L’eau tiède qui vient du plancher marin remonte et se trouve piégée sous ces collerettes. Ces nattes que vous voyez sont en réalité des colonies microbiennes denses. Les collerettes retiennent ces fluides alcalins à 70 °C, qui remontent par les cheminées depuis le dessous de la croûte océanique, vieille d’un milliard et demi d’années. L’eau contient du méthane, de l’hydrogène et des minéraux émis par les sources. Certains pensent que cet environnement est à l’origine de toute vie, ajouta-t-elle à voix basse.

Trout se tourna vers sa femme.

— Moi mon domaine, c’est les cailloux, dit-il. Toi, en tant que biologiste, qu’en penses-tu ?

— C’est possible, dit Gamay. Les conditions réunies ici sont peut-être les mêmes que celles du début de la vie sur la Terre. Ces microbes qui vivent autour des colonnes ressemblent aux premières formes de vie ayant évolué dans l’océan. Si ce processus est aussi efficace sans activité volcanique, cela augmenterait grandement le nombre de sites sur le plancher océanique pouvant avoir vu les débuts de la vie microbienne. Des sources comme celle-ci pourraient être des incubateurs de vie sur d’autres planètes également. Il y a de la vie sur les lunes de Jupiter, en dépit des océans gelés. La dorsale médio-atlantique fait des centaines de kilomètres de long, donc le potentiel de nouvelles découvertes est infini.

— Fascinant ! s’exclama Trout.

— À quelle distance se trouve l’épicentre de l’algue Gorgone ? demanda Gamay.

Sandy regarda son écran en plissant les yeux.

— À environ un kilomètre et demi à l’est. La vitesse de l’Alvin n’est pas franchement décoiffante – deux nœuds, maximum –, alors détendez-vous et profitez du voyage, comme disent les pilotes de ligne.

Les tours s’éloignèrent et disparurent peu à peu à mesure que le submersible s’écartait de la Cité perdue. Cependant, au bout de quelques instants, les phares mirent en évidence de nouvelles flèches.

Sandy laissa échapper un léger sifflement.

— Ouah ! C’est une nouvelle Cité perdue. Incroyable !

Le sous-marin se fraya un passage au milieu d’une forêt de tours qui s’élançaient dans toutes les directions, bien au-delà de la portée des puissants phares.

— À côté de ça, la première Cité perdue a l’air d’un patelin, dit Trout en jetant des regards émerveillés par son hublot. Ici, nous avons carrément des gratte-ciel. Celui-ci ressemble à l’Empire State Building !

— Beurk, fit Gamay un instant plus tard. Je crois que nous y sommes. Ça me fait penser au kudzu.

Ils arrivaient à un rideau d’algues vert qui flottait comme un linceul brumeux au milieu des colonnes. l’Alvin remonta d’une dizaine de mètres, passa au-dessus du nuage pour redescendre après l’avoir dépassé.

— C’est bizarre de rencontrer ces algues à cette profondeur, remarqua Gamay, sceptique.

Trout regardait par son hublot.

— Ce n’est pas tout ce qui est bizarre, murmura-t-il. Est-ce que c’est moi qui ai des visions, sur la droite ?

Sandy fit pivoter l’Alvin de manière à diriger toute l’intensité des projecteurs vers le fond de l’océan.

— C’est impossible ! s’exclama-t-elle comme si elle venait de découvrir un McDonald au coin de cette métropole sous-marine.

Elle approcha le sous-marin à quelques mètres du fond : on distinguait deux traces parallèles, écartées d’au moins dix mètres l’une de l’autre.

— On dirait que nous ne sommes pas les premiers visiteurs, dit Trout.

— Comme si un bulldozer géant était passé par ici, dit Sandy. Impossible pourtant...

Elle s’interrompit, puis reprit à mi-voix.

— Peut-être s’agit-il de la véritable Atlantide ?

— Bien essayé, dit Paul, mais ces traces ont l’air bien plus récentes.

Elles partaient d’abord en ligne droite, puis tournaient pour passer entre deux tours hautes de près de cent mètres. À plusieurs reprises, ils découvrirent des tours renversées comme des quilles. D’autres piliers avaient été réduits en poudre par des pneus géants. Quelque chose de très grand et très puissant semblait avoir élagué une bande de cette nouvelle Cité perdue.

— On dirait une opération de déforestation sous-marine, fit Trout.

Gamay filma la scène et prit des photos. Ils avaient pénétré d’environ huit cents mètres l’intérieur de ce site hydrothermal. Comparée à cette forêt de séquoias, la première Cité perdue était comme une forêt de pins. Certaines tours étaient si hautes que leurs sommets restaient invisibles. De temps à autre, il leur fallait faire des détours afin d’éviter de grosses plaques d’algues.

— Je remercie le ciel qu’on ait ces caméras, dit Sandy. Les autres, à la surface, ne nous croiraient jamais.

— Moi-même, j’ai du mal à y croire, dit Trout. Je... mais qu’est-ce que c’était ?

— Je l’ai vu aussi, dit Gamay. Une grosse ombre est passée au-dessus de nous.

— Une baleine ? suggéra Paul.

— Pas à cette profondeur, répondit Gamay.

— Et un calmar géant ? Il paraît qu’il peuvent plonger plus profond que les baleines.

— Tout est possible dans un endroit comme celui-ci, soupira Gamay.

Paul demanda à Sandy d’effectuer une rotation à trois cent soixante degrés.

— Pas de problème, répondit Sandy en manœuvrant le véhicule.

L’Alvin se mettait à pivoter au milieu d’une concentration de colonnes qui leur masquait la vue lorsque les tours, juste devant le submersible, se mirent à vibrer comme les cordes d’un piano. Puis deux ou trois flèches s’écroulèrent au ralenti et se désintégrèrent dans un nuage de fumée. Trout eut la vague impression qu’une chose noire et d’une taille monstrueuse émergeait de l’écran de fumée pour se diriger droit sur eux.

Il hurla au pilote de faire demi-tour, tout en sachant que l’Alvin était bien trop lent pour échapper à tout poursuivant plus rapide qu’une méduse, mais Sandy était hypnotisée par le monstre qui approchait et restait sans réaction.

Le véhicule de dix-huit tonnes se mit à trembler et un bruyant clang métallique ébranla la coque pressurisée.

Sandy essaya de faire marche arrière, mais les commandes ne répondaient plus.

Trout regarda par son hublot.

Là où, un instant auparavant, les phares éclairaient une forêt de tours blanches et beiges, une monstrueuse bouche béait devant eux.

Inexorablement, l’Alvin était attiré vers l’énorme gueule rougeoyante.

18

L’Alvin n’avait pas répondu à l’appel et, bien qu’il ne soit pas encore l’heure de remonter à la surface, l’inquiétude grandissait à chaque instant à bord de l’Atlantis. Au début l’équipage n’avait ressenti qu’une légère appréhension. Le sous-marin n’avait en effet jamais connu de défaillance et était équipé de systèmes de rechange fiables en cas d’urgence. Pourtant, lorsque l’étrange navire arriva, la tension était palpable.

Charlie Beck s’appuya au bastingage pour observer le petit porte-conteneurs, qui n’était plus de première jeunesse, à travers ses jumelles. La coque était vérolée par les taches de rouille et aurait eu grand besoin d’une couche de peinture. Tout sur ce navire respirait l’abandon. Sur la coque balafrée, en dessous du nom Celtic Rainbow, se trouvait celui du pays d’enregistrement : Malte.

Beck sentait que le navire n’était sans doute pas plus celte que maltais, se cachant sous une fausse immatriculation. Le bateau pouvait parfaitement avoir changé cinq fois de nom en un an. Son équipage devait être composé probablement de marins sous-payés de pays du tiers-monde. C’était le parfait exemple de bateau potentiellement pirate ou terroriste, que certains, dans la sécurité marine, appellent la flotte Al-Qaïda.

En tant que combattant professionnel, Charlie Beck vivait dans un monde relativement peu complexe : ses clients lui donnaient une mission à accomplir, et il l’accomplissait. Dans ses rares moments de réflexion, Beck songeait qu’il devrait ériger un monument à la mémoire du pirate Barbe Noire. Sans William Teach et ses successeurs assoiffés de sang, il ne posséderait ni sa Mercedes, ni son hors-bord de Chesapeake Bay, ni sa belle maison dans la campagne virginienne. Il ne serait qu’un gratte-papier dépressif, assis derrière un bureau dans le labyrinthe du Pentagone, à contempler son pistolet de service, envisageant de se mettre une balle dans la tête.

Beck était le propriétaire de 2SM, abréviation de Services de Sécurité Maritime, une entreprise qui offrait ses services aux armateurs qui craignaient les pirates. Ses hommes parcouraient le monde entier pour apprendre aux équipages à reconnaître les attaques en mer et à se défendre. Dans les eaux particulièrement dangereuses, des équipes de 2SM bien armées assuraient elles-mêmes la sécurité des navires.

Au départ, ils n’étaient que quelques anciens des Forces spéciales de la marine, qui aimaient l’action. Mais, la piraterie prenant de l’ampleur, l’entreprise n’avait cessé de grandir. Après les attentats du World Trade Center, la conscience de la menace terroriste s’était encore amplifiée et Beck s’était retrouvé à la tête d’une gigantesque compagnie commerciale au capital de plusieurs millions de dollars.

Les armateurs s’étaient toujours souciés des pirates, mais ce fut l’attaque du navire de recherche Maurice Ewing qui alerta la communauté scientifique. Le Ewing était parti pour une expédition océanographique au large de la Somalie lorsqu’un groupe d’hommes, à bord d’un petit bateau, avait mitraillé le navire avant de tirer une grenade au lance-roquette.

La grenade ayant manqué son but, le Ewing avait pu prendre la fuite, mais cet incident avait démontré qu’un navire de recherche en pleine expédition scientifique pouvait autant attirer la convoitise qu’un porte-conteneurs chargé de marchandises de valeur. Pour un pirate, un navire de recherche, même pacifique, était intéressant : il pouvait revendre au marché noir un ordinateur portable volé, pour une somme supérieure à ce qu’il gagnerait en un an à faire un travail respectable.

Beck, qui avait le sens des affaires, avait repéré une niche. Le profit n’était d’ailleurs pas son unique motivation. Ce dur à cuire avait son côté sentimental : il aimait particulièrement la mer, et il prenait les attaques contre des océanographes comme un affront personnel.

L’entreprise de Beck avait alors conçu un programme destiné spécialement aux navires de recherche, plus vulnérables aux attaques puisqu’ils restaient ancrés de longs moments à forer le plancher de l’océan ou à rester immobiles à surveiller leurs sous-marins, cibles faciles pour des pirates.

Beck et une équipe d’anciens Seals avaient embarqué sur l’Atlantis à la demande du service opérations de l’Institut d’océanographie de Woods Hole. Après un arrêt de quelques jours pour explorer la Cité perdue, l’Atlantis avait prévu de voguer vers l’océan Indien, et c’est pour ce voyage qu’ils avaient engagé une équipe de 2SM. Beck, qui travaillait sur le terrain dès qu’il en avait la possibilité, voulait que ses hommes et l’équipage du bateau soient bien préparés. Il avait lu un article sur la Cité perdue dans une revue scientifique et il avait eu envie de se joindre à l’expédition.

Beck approchait de la soixantaine, ses cheveux étaient devenus poivre et sel et des rides d’expression s’étaient formées au coin de ses yeux gris. Il menait une incessante bataille, à coups de régimes et de sport, pour éviter la bedaine de l’âge mûr. Son allure svelte et sa minceur sèche l’avaient aidé à survivre à l’entraînement souvent difficile, parfois brutal, des Seals, et il dirigeait sa société avec une discipline toute militaire.

Au cours du voyage, Beck et ses trois hommes, tous d’anciens Seals, avaient averti et formé les scientifiques et l’équipage, leur apprenant que l’effet de surprise et la vitesse restaient les deux grands avantages du pirate. Ils leur conseillèrent donc de changer régulièrement d’horaires, de contrôler l’accès au navire lorsqu’ils étaient au port, de se munir de torches puissantes, de rester sur le qui-vive lors de leurs quarts de nuit, et ils leur montrèrent comment repousser un abordage à l’aide de lances à incendie. Enfin, si tout cela échouait, il fallait donner aux pirates ce qu’ils voulaient. Un ordinateur portable ne valait pas une vie humaine.

L’entraînement s’était bien passé, mais, à mesure que les travaux scientifiques prenaient plus d’importance, les efforts de sécurité s’étaient relâchés. Contrairement à l’Asie du Sud-Est et à l’Afrique, les eaux qui entouraient la dorsale médio-atlantique n’étaient pas infestées de pirates. Une grande excitation avait gagné l’équipage lorsque l’Alvin avait été mis à l’eau, mais depuis il n’y avait plus grand-chose à faire qu’à attendre.

Puis l’étrange bateau était apparu : c’était plus qu’une coïncidence aux yeux de Beck.

Bien qu’il sache que l’Atlantis ne se trouvait pas dans une zone considérée comme dangereuse et qu’il n’y eût rien d’ouvertement inquiétant dans l’apparence ou le comportement du porte-conteneurs, il l’observa attentivement alors qu’il s’était arrêté en pleine mer, puis grimpa sur la passerelle pour s’entretenir avec le capitaine. En entrant dans la timonerie, Beck entendit une voix éraillée dans la radio.

— Mayday, mayday. Venez.

Le capitaine avait le micro à la main et s’apprêtait à répondre.

— Message de détresse reçu. Ici le navire de recherche Atlantis. Veuillez déclarer la raison de votre appel de détresse.

L’appel se répéta sans plus de précision.

Tandis que le capitaine essayait d’établir le contact, sans plus de succès, une fumée noire et graisseuse s’éleva du pont du navire.

Le capitaine l’observa avec ses jumelles.

— On dirait qu’ils ont un incendie dans une cale.

Il ordonna à l’homme de barre de se rapprocher de l’autre bateau. L’appel de détresse ne cessait pas. L’Atlantis s’arrêta à deux cents mètres du porte-conteneurs. Beck regarda le pont du bateau : la fumée sortait toujours de la cale, pourtant il ne semblait y avoir personne sur le pont. Avec un incendie à bord, les marins auraient dû se presser contre le bastingage pour attirer l’attention, monter dans des chaloupes ou sauter par-dessus bord.

Les antennes de Beck se mirent à vibrer.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il au capitaine.

Le capitaine abaissa ses jumelles.

— Je ne comprends pas. Un incendie ne peut pas neutraliser l’équipage tout entier. On manœuvrait forcément ce bateau il y a quelques minutes encore. Pourtant, quelqu’un sur la passerelle lance l’appel de détresse. Je devrais envoyer un groupe à bord pour voir ce qui se passe. Peut-être que l’équipage est blessé ou piégé en dessous.

— Prenez mes hommes, dit Beck. Ils sont bien entraînés et capables de donner les premiers soins. En plus, ajouta-t-il en souriant, ils deviennent paresseux, un peu d’exercice leur ferait du bien.

— Comme vous voudrez, dit le capitaine. J’ai déjà assez de soucis avec l’Alvin.

Il ordonna à son second de préparer un petit canot.

Les hommes de Beck se tenaient sur le pont, les yeux rivés sur le navire en train de brûler. Il leur enjoignit de préparer leurs armes et leurs munitions.

— Les gars, vous vous ramollissez un peu, dit-il. Considérez ça comme un exercice, mais gardez vos armes chargées. Restez sur le qui-vive.

L’équipe se mit aussitôt en action. Les hommes, qui s’ennuyaient ferme, accueillirent favorablement cette distraction. Les hommes des Forces spéciales de la Navy sont réputés pour leur style vestimentaire non conventionnel. Un œil averti aurait reconnu le « dorag », le bandeau noir que beaucoup préfèrent au traditionnel chapeau souple. Aussi, ils avaient troqué leurs tenues de camouflage contre des jeans et des chemises en toile.

Même une petite équipe de Seals comme celle de Beck pouvait s’avérer redoutable. Ils gardaient leurs armes cachées et enveloppées dans des chiffons. Beck avait un faible pour un fusil d’assaut à canon court de calibre 12, capable de couper un homme en deux. Ses hommes étaient équipés de Car-15 noirs, une version compacte du M-16, le fusil d’assaut favori des Seals.

Beck et ses hommes grimpèrent dans le zodiac et parcoururent rapidement la distance qui séparait les deux navires. Beck, qui était à la barre, mit le cap sur le porte-conteneurs. Lorsqu’il constata qu’on ne leur tirait pas dessus, il s’approcha pour regarder de plus près et accosta près de l’échelle qui pendait le long de la coque près de la proue.

À l’abri des flancs du bateau, ils enfilèrent leurs masques à gaz et épaulèrent leurs armes. Puis, ils grimpèrent sur le pont enfumé. Beck fit équipe avec le moins expérimenté et envoya les deux autres à l’opposé, avec l’ordre de se rendre à la poupe.

Ils se retrouvèrent un moment plus tard sans rencontrer âme qui vive et ils se dirigèrent vers la passerelle. Ils progressaient par bonds, deux par deux, couverts par l’autre équipe.

— Mayday, mayday. Venez.

La voix provenait de la timonerie, dont la porte était ouverte. Mais lorsqu’ils entrèrent, la pièce était vide.

Beck s’approcha du magnétophone posé près du micro, qui répétait le même message, sans arrêt. Une alarme résonna dans sa tête.

— Putain ! Qu’est-ce que c’est que cette puanteur ?

L’odeur passait à travers leurs masques.

— Peu importe, fit Beck en inclinant son fusil. Retour au bateau. Au pas de course.

Les paroles de Beck venaient tout juste de franchir ses lèvres quand un hurlement glaçant emplit la timonerie. Une apparition terrifiante surgit par la porte ouverte. Par pur réflexe, le capitaine remonta son fusil d’un seul geste et tira en prenant appui sur sa hanche.

Il y eut de nouveaux cris, mêlés à ceux de ses hommes, poussés par des créatures monstrueuses aux longs cheveux blancs, aux dents jaunes, les yeux rougeoyants, le corps bondissant.

Son fusil lui fut arraché. Des mains parcheminées lui enserrèrent la gorge. Il fut traîné sur le pont et l’odeur insoutenable de chair pourrie lui emplit les narines.

19

La Rolls Royce Silver Cloud filait à travers la campagne française baignée par le soleil, passant devant des fermes, des champs vallonnés et des meules de foin jaunes. Darnay avait proposé de leur prêter sa voiture avant de prendre l’avion pour la Provence. Contrairement à son collègue Dirk Pitt, qui aimait les voitures de collection, Austin conduisait aux États-Unis un véhicule banalisé de la flotte de la NUMA. Tandis que la Rolls filait par monts et par vaux, Austin avait l’impression d’être aux commandes d’un tapis volant.

Skye était assise à côté de lui et ses cheveux, joliment ébouriffés par la brise tiède, s’échappaient par la fenêtre ouverte. Elle remarqua le sourire qui flottait sur les lèvres de son compagnon.

— Un penny pour tes pensées.

— J’étais en train de me réjouir de la chance que j’ai. Je suis au volant d’une voiture superbe et je traverse une campagne magnifique tout droit sortie d’un tableau de Van Gogh. Il y a une jolie femme à mes côtés. Et tout cela payé par la NUMA.

Skye regarda avec regret le paysage qui se déroulait sous leurs yeux.

— C’est dommage que tu sois en service. Sinon, nous pourrions oublier les Fauchard et aller nous balader. J’en ai tellement assez de toute cette affaire sordide.

— Cela ne devrait pas être trop long, dit Austin. Nous sommes passés devant une charmante auberge, il y a un moment. Après notre visite chez les Fauchard, nous pourrions nous y arrêter pour ce fameux dîner que nous avons ajourné.

— Voilà une bonne raison de boucler ça le plus rapidement possible.

La voiture approchait d’un croisement, et Skye consulta sa carte.

— Nous ne devrions pas tarder à tourner.

Quelques minutes plus tard, Austin empruntait une petite route goudronnée. Des chemins de terre partaient de la route pour accéder aux vignobles qui s’étendaient à perte de vue. Au bout d’un moment, les vignes se clairsemèrent et la voiture arriva devant un grillage électrifié. Des panneaux interdisant l’accès, rédigés en plusieurs langues, y étaient accrochés. La barrière étant ouverte, ils poursuivirent leur chemin et s’enfoncèrent dans une forêt compacte. D’épais troncs d’arbres bordaient la route des deux côtés et le feuillage filtrait les rayons du soleil.

La température baissa de plusieurs degrés. Skye croisa les bras et rentra la tête dans les épaules.

— Tu as froid ? demanda Austin. Je peux fermer les fenêtres si tu veux.

— Ça va, répondit-elle. Je n’étais pas préparée à ce brusque changement de décor après les champs et les vignes. Cette forêt est tellement... menaçante.

Austin observa les bois. Ils étaient si denses qu’il ne voyait rien après la première rangée d’arbres. De temps à autre, les bois s’ouvraient sur un marécage. Il alluma les phares, mais ils ne firent que souligner l’aspect lugubre des lieux.

Puis le paysage se mit à nouveau à changer. La route s’élargit, bordée des deux côtés par de grands chênes. Leurs branches s’entrelaçaient, créant un long tunnel de verdure qui dura près de deux kilomètres, avant de s’interrompre brusquement. La route commença à monter.

— Mon Dieu ! s’exclama Skye en apercevant l’édifice massif en granit qui apparaissait sur une petite colline.

Austin embrassa du regard les toits pointus et les hauts remparts crénelés.

— On dirait que nous sommes passés à travers un gouffre temporel pour atterrir en Transylvanie au XIVe siècle.

— C’est magnifique, murmura Skye à mi-voix, dans le genre menaçant.

Austin était moins enthousiasmé par l’architecture des lieux. Il lui jeta un regard oblique.

— On disait la même chose du château de Dracula.

Il fit avancer la Rolls sur une allée de graviers blancs qui dépassa une fontaine sculptée. La scène, plutôt macabre, représentait un groupe d’hommes en armure qui se livraient un combat mortel. Les combattants avaient les traits déformés par la souffrance de l’agonie.

— Charmant ! fit Austin.

— Beurk, c’est absolument grotesque.

Austin gara la Rolls près d’un pont à une arche qui enjambait une large douve. L’eau stagnante, brun verdâtre, empestait. Ils empruntèrent le pont à pied et franchirent une porte menant dans la vaste cour carrée qui entourait le bâtiment principal et le séparait des remparts. Personne ne venant à leur rencontre, ils traversèrent la cour et montèrent l’escalier jusqu’à la terrasse qui bordait la façade principale.

Austin posa la main sur le heurtoir en métal massif qui ornait la porte en bois cerclée de fer.

— Cela ne te rappelle rien ?

— C’est le même aigle que sur le casque et l’avion.

Tout en hochant la tête, Austin souleva le heurtoir et le laissa retomber deux fois.

— Je prédis que c’est un bossu édenté nommé Igor qui va nous ouvrir la porte, dit-il.

— Dans ce cas, je pars en courant vers la voiture.

— Et tu ferais bien de ne pas te trouver sur mon passage, rétorqua Austin.

L’homme qui vint leur ouvrir n’était ni édenté ni bossu. Il était grand, blond, et vêtu d’une tenue de tennis blanche. Il était difficile de lui donner un âge, entre quarante et cinquante ans, il avait un visage sans rides, un corps athlétique.

— Vous devez être M. Austin, dit l’homme avec un sourire éclatant en lui tendant la main.

— Tout à fait. Et voici mon assistante, Mlle Bouchet.

— Je suis Émile Fauchard. C’est un plaisir de vous rencontrer. C’est très gentil à vous de vous être déplacés depuis Paris. Ma mère vous attend avec impatience. Veuillez me suivre.

Il fit entrer ses invités dans un spacieux vestibule et les précéda d’un pas rapide en empruntant un couloir recouvert de moquette. Sur les hauts plafonds voûtés étaient peintes des scènes mythologiques représentant nymphes, satyres et centaures au milieu de paysages bucoliques. Tout en suivant leur guide, Skye chuchota à l’oreille d’Austin.

— Et alors, où est-il ton bossu ?

— Il a plutôt l’air d’être le boss, répondit Austin, impassible.

Skye leva les yeux au ciel.

Le couloir semblait interminable, mais ne manquait pas d’intérêt. Sur les lambris sombres étaient accrochées d’immenses tapisseries, des scènes de chasse médiévales sur lesquelles on voyait, grandeur nature, de nobles seigneurs et des écuyers cribler de flèches cerfs et sangliers.

Fauchard s’arrêta devant une porte, l’ouvrit et leur fit signe d’entrer.

La pièce contrastait avec l’architecture grandiose du reste du château. Elle était petite et intime comme celles des maisons de campagne, avec un plafond bas soutenu par des poutres et des murs aux étagères remplies de livres anciens. Une femme était assise dans un fauteuil en cuir dans un coin de la pièce et lisait à la lumière du jour qui filtrait d’une haute fenêtre.

— Mère, appela doucement Émile. Nos visiteurs sont arrivés. Voici M. Austin et son assistante, Mlle Bouchet.

La femme sourit et reposa son livre, puis se leva pour les saluer. Elle était grande et sa posture presque militaire. Vêtue d’un tailleur noir et d’une étole lavande qui mettaient en valeur son teint pâle et ses cheveux argentés, elle avait beaucoup d’allure. D’un pas aussi gracieux que celui d’une ballerine, elle s’approcha d’eux pour leur serrer la main. Sa poigne était étonnamment énergique.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-elle en désignant deux confortables fauteuils en cuir. Nos invités doivent avoir soif, après leur long trajet, ajouta-t-elle en regardant son fils.

Elle s’était adressée à eux dans un anglais sans accent.

— Je m’en occupe, dit Émile en sortant.

Quelques instants plus tard, un domestique apporta une bouteille d’eau fraîche et des verres sur un plateau. Austin observa Mme Fauchard tandis qu’elle le congédiait et remplissait les verres. Tout comme à son fils, il était difficile de lui donner un âge. Elle aurait pu avoir aussi bien quarante que soixante ans et, mis à part quelques rides, sa peau était aussi parfaite que l’ivoire d’un camée et ses yeux gris pétillaient de vivacité et d’intelligence. Son sourire pouvait être charmeur ou mystérieux et sa voix n’était que très peu fêlée par l’âge. Elle avait une beauté classique.

— C’est très gentil à vous et votre assistante d’avoir fait tout ce trajet depuis Paris, monsieur Austin.

— Je vous en prie, madame. Vous devez être très occupée et je vous remercie d’avoir bien voulu nous recevoir aussi vite.

Elle leva les mains en signe d’étonnement.

— Comment aurais-je pu ne pas vous recevoir après avoir entendu parler de votre découverte ? Honnêtement, j’ai été stupéfaite d’apprendre que le corps retrouvé dans le glacier du Dormeur pouvait être celui de mon grand-oncle, Jules Fauchard. J’ai survolé les Alpes à de nombreuses reprises, sans jamais me douter qu’un illustre membre de ma famille gisait dans la glace, juste en dessous. Êtes-vous certain qu’il s’agit de Jules ?

— Je n’ai pas vu le corps et je ne peux être catégorique quant à son identité, répondit Austin. Mais le Morane-Saulnier que j’ai découvert dans le lac glaciaire a été identifié, grâce à son numéro de série, comme appartenant à Jules Fauchard. Les indices se recoupent, mais aucune preuve formelle.

Mme Fauchard regardait dans le vide.

— Cela ne peut être que Jules, murmura-t-elle, comme pour elle-même.

Reprenant ses esprits, elle s’expliqua.

— Il a disparu en 1914 après avoir décollé d’ici dans son Morane-Saulnier. Il adorait l’avion et avait pris des cours dans des écoles d’aviation militaire, qui avaient fait de lui un pilote chevronné. Pauvre homme. Il a dû manquer de carburant ou affronter une tempête dans les montagnes.

— Le Dormeur se trouve bien loin d’ici, intervint Skye. Qu’est-ce qui peut l’avoir poussé à se diriger vers les Alpes ?

Mme Fauchard sourit avec indulgence.

— Il était un peu fou, vous savez. Cela arrive dans les meilleures familles. (Elle se retourna vers Austin.) Ainsi vous faites partie de la NUMA. Ne soyez pas surpris, on a mentionné votre nom à la télévision et dans tous les journaux. C’était très habile et audacieux de votre part d’avoir utilisé un sous-marin pour secourir les scientifiques piégés sous le glacier.

— Je ne l’ai pas fait tout seul. On m’a beaucoup aidé.

— Modeste, avec cela, dit-elle en lui lançant un regard où perçait davantage qu’un intérêt poli. J’ai lu qu’un homme affreux avait attaqué les scientifiques. Que pouvait-il bien vouloir ?

— C’est une question compliquée à laquelle je n’ai pas de réponse simple. Manifestement, il voulait éviter que l’on puisse récupérer le corps. Il a aussi pris un coffre-fort qui contenait peut-être des documents.

— Quel dommage, soupira-t-elle. Ces documents auraient peut-être pu éclairer le comportement étrange de mon grand-oncle. Vous m’avez demandé ce qu’il faisait dans les Alpes, mademoiselle Bouchet. Je ne peux que tenter de deviner. Vous savez, Jules a beaucoup souffert.

— Était-il malade ? demanda Skye.

— Non, mais c’était un homme sensible, passionné d’art et de littérature. Il aurait dû naître ailleurs. Jules supportait mal son appartenance à une famille dont les membres étaient connus comme des « marchands de mort ».

— C’est compréhensible, dit Austin.

— Nous avons entendu bien pire, monsieur, croyez-moi. Et par une ironie du sort, Jules avait un sens inné des affaires. Il était sournois et ses tactiques tortueuses auraient fait honneur à Machiavel. La société familiale a bien prospéré sous sa direction.

— Cette image ne me semble pas correspondre à la sensibilité que vous venez d’évoquer pourtant...

— Jules haïssait vendre des armes. Mais il partait du principe que si nous n’en fabriquions pas, d’autres le feraient à notre place. C’était un grand admirateur d’Alfred Nobel. Comme lui, il a utilisé une bonne partie de la fortune familiale pour promouvoir la paix. Il trouvait son équilibre dans ce paradoxe.

— Quelque chose a dû détruire cet équilibre.

Elle hocha la tête.

— Nous pensons que c’est la perspective de la guerre. Des dirigeants prétentieux et ignorants ont entamé cette guerre, mais tout le monde sait que ce sont les marchands d’armes qui les ont fait basculer dans le précipice.

— Comme les Fauchard et les Krupp ?

— Les Krupp sont des arrivistes, dit-elle en plissant le nez comme si elle avait senti une odeur de pourriture. Ce n’étaient que des mineurs enrichis, des parvenus qui ont bâti leur fortune sur le sang et la sueur des autres. Les Fauchard étaient dans le commerce des armes depuis des siècles lorsque les Krupp sont apparus au XIXe. Que savez-vous de notre famille, monsieur Austin ?

— Je sais surtout que vous êtes secrets comme des huîtres.

Mme Fauchard se mit à rire.

— Lorsque vous faites du commerce d’armes, le secret n’est pas un gros mot. Toutefois, je préfère le terme de discrétion.

Elle hocha la tête d’un air pensif et se leva.

— Venez avec moi. Je vais vous montrer quelque chose qui vous en apprendra plus qu’un long discours sur la famille Fauchard.

Elle les précéda dans le couloir et les mena devant une série de hautes portes voûtées sur lesquelles figurait le blason du triple aigle en acier noir.

— C’est la salle d’armes du château, dit-elle en passant la porte. Le cœur et l’âme de l’empire Fauchard.

Ils se trouvaient à présent dans une immense salle dont les murs s’élançaient vers un haut plafond nervuré. La pièce était conçue à la façon des cathédrales. Ils se trouvaient dans une longue nef ceinte de colonnes et traversée par un transept, derrière lequel se trouvait le chœur. La nef était bordée d’alcôves, qui contenaient, au lieu de statues de saints, des armes triées par époques. D’autres armes et armures se trouvaient à l’étage qui courait le long de la pièce.

Droit devant eux, en pleine charge, on pouvait admirer quatre chevaliers grandeur nature et leurs montures empaillées, tous vêtus d’armures, lances en avant, comme s’ils défendaient la salle d’armes contre les intrus.

Skye étudia leur équipement avec un œil de professionnelle.

— L’étendue de cette collection est stupéfiante.

Mme Fauchard s’approcha des chevaliers et se plaça à côté d’eux.

— C’était les blindés de l’époque, dit-elle. Imaginez-vous dans la peau d’un pauvre fantassin armé en tout et pour tout d’une lance, et qui voit ces hommes charger au grand galop.

Elle sourit, comme si cette idée l’enchantait.

— Formidables, fit Skye, mais pas invincibles, avec les progrès de l’armement. Les longs arcs anglais décochaient des flèches capables de transpercer les armures de loin. Une hallebarde pouvait pénétrer une armure, une épée à deux mains tranchante venait à bout d’un chevalier pourvu qu’il soit tombé de sa monture. Toutes ces protections auraient été inutiles contre des armes à feu.

— Vous avez compris le cœur du succès de notre famille. Dans le domaine des armes, chaque progrès était suivi d’un autre. C’est un cycle sans fin. Mademoiselle a l’air de savoir de quoi elle parle, dit Mme Fauchard en levant un sourcil finement dessiné.

— Mon frère avait la passion des armes anciennes. Il m’a appris plein de choses.

— Vous avez bien écouté. Chaque pièce se trouvant dans cette salle vient de la famille Fauchard. Qu’en dites-vous ?

Skye examina les armes exposées dans l’alcôve la plus proche et secoua la tête.

— Ces casques sont primitifs, mais extrêmement bien faits. Ils ont peut-être plus de deux mille ans.

— Bravo ! Ils sont antérieurs à l’Empire romain.

— Je ne savais pas que les Fauchard étaient une famille si ancienne, dit Austin.

— Je ne serais pas surprise si l’on découvrait une peinture rupestre d’un Fauchard fabriquant une lance à tête de silex pour un client du néolithique.

— Sacré bond dans le temps et dans la géographie entre une caverne du néolithique et ce château !

— Nous avons fait du chemin depuis nos humbles débuts. Nos ancêtres étaient des armuriers basés à Chypre, un carrefour du commerce en Méditerranée. Les Croisés arrivèrent pour construire des avant-postes sur l’île et admirèrent notre savoir-faire. C’était la coutume chez les nobles fortunés d’avoir un armurier attitré. Mes ancêtres se sont installés en France et ont organisé un certain nombre de guildes artisanales. Les familles des guildes firent des mariages entre elles et formèrent des alliances avec deux autres familles.

— D’où les trois aigles sur vos armoiries ?

— Vous êtes très observateur, monsieur Austin. Oui, mais avec le temps, les autres familles se sont marginalisées et les Fauchard finirent par dominer entièrement l’affaire. Ils contrôlaient différents ateliers spécialisés et envoyaient des agents à travers toute l’Europe. De la guerre de Trente Ans aux campagnes napoléoniennes, la demande n’a pas tari. La guerre franco-prussienne fut très lucrative et nous prépara à la Première Guerre mondiale.

— Ce qui nous amène à votre aïeul.

Elle opina.

— Jules devint très morose à mesure que la guerre semblait inévitable. À ce moment-là, nous avions formé un cartel qui avait pris le nom de Javelot Industries. Il essaya de persuader notre famille de se retirer de la course à l’armement, mais il était trop tard. Comme Lénine l’a dit à l’époque, l’Europe était devenue une poudrière.

— Et il a suffi que l’archiduc François-Ferdinand soit assassiné pour y mettre le feu.

— L’archiduc était un voyou, fit-elle avec un geste de dédain de ses longs doigts. Sa mort fut moins une étincelle qu’un prétexte. L’industrie internationale des armes avait conclu des accords sur les droits d’exploitation multilatéraux. Chaque coup de feu tiré, chaque bombe mise à feu par l’un des deux camps engendrait des profits partagés par les propriétaires et les actionnaires. Les morts allemands enrichissaient les Krupp, tout comme les morts français rapportaient de l’argent à Javelot Industries. Jules l’avait anticipé et c’est la conscience de sa propre responsabilité qui a dû le déstabiliser.

— Une autre victime de la guerre ?

— Mon grand-oncle était un idéaliste. Sa passion est responsable de sa mort absurde et prématurée. Le plus triste, c’est que son décès n’a pas plus changé le monde que celui d’un pauvre gars gazé dans les tranchées. Vingt ans plus tard, nos dirigeants nous ont entraînés dans une Deuxième Guerre mondiale. Les usines Fauchard furent bombardées et nos ouvriers tués. Nous avons rapidement remonté la pente lors de la guerre froide, mais le monde a changé.

— Aux dernières nouvelles, pas tant que ça, remarqua Austin.

— Oui, aujourd’hui les armes sont plus mortelles que jamais, et les conflits plus localisés et moins longs. Ce sont des gouvernements tels que le vôtre qui ont remplacé les plus grands marchands d’armes. Depuis que j’ai hérité de la présidence de Javelot Industries, nous nous sommes séparés de nos usines pour ne devenir principalement qu’une holding qui sous-traite marchandises et services. Avec la peur des États voyous et des terroristes, nos affaires restent prospères.

— Quelle histoire fascinante, dit Austin. Merci d’avoir été aussi sincère à propos de votre famille.

— Revenons au présent, dit-elle en hochant la tête. Monsieur Austin, quelles sont les chances de repêcher l’avion que vous avez découvert dans le lac ?

— Ce serait un travail délicat, mais pas impossible pour une entreprise de renflouage compétente. Je peux vous recommander quelques noms, si vous le souhaitez.

— Merci beaucoup. Nous aimerions récupérer tout ce qui nous appartient légitimement. Projetez-vous de rentrer à Paris aujourd’hui ?

— C’était notre intention.

— Bien. Je vais vous reconduire.

Mme Fauchard les guida le long d’un couloir qui ne ressemblait en rien au premier, aux murs couverts de centaines de portraits. Elle s’arrêta devant celui d’un homme vêtu d’un long manteau de cuir.

— Voici mon grand-oncle Jules Fauchard, déclara Mme Fauchard.

L’homme du tableau avait un nez aquilin et une moustache, et posait devant un avion semblable à celui qu’avait vu Austin au Musée de l’aéronautique. Il portait le même casque que celui que Skye avait donné à Darnay.

Un léger cri de surprise échappa à la jeune femme. Il était à peine audible, mais Mme Fauchard se tourna vers elle.

— Y a-t-il un problème, mademoiselle ?

— Non, répondit Skye en s’éclaircissant la gorge. J’admirais ce casque. Se trouve-t-il dans la collection de votre armurerie ?

— Non, il n’y est pas, répondit Racine en lui lançant un regard glacial.

Austin tenta de changer de sujet.

— Il ne ressemble guère à vous et votre fils, dit-il.

Racine sourit.

— Les Fauchard avaient des traits rudes, comme vous le voyez. Nous, nous tenons plutôt de mon grand-père, qui n’était pas un Fauchard par le sang. Il a pris le nom quand il s’est marié. C’était un mariage arrangé, fait pour rapprocher les intérêts des deux familles. Il n’y avait pas d’héritier mâle à l’époque, et donc ils en ont fabriqué un.

— Vous avez une famille fascinante, dit Skye.

— Et vous ne connaissez pas la moitié de l’histoire.

Pendant quelques secondes, elle regarda Skye d’un air songeur puis sourit.

— Je viens d’avoir une idée formidable. Si vous restiez dîner ? J’ai déjà quelques invités, de toute façon. Nous organisons un « masque » comme autrefois. Un petit bal costumé.

— Nous avons une longue route jusqu’à Paris, intervint Austin. De plus, nous n’avons pas de costumes.

— Nous pouvons vous loger ici, et nous avons toujours quelques costumes supplémentaires. Nous trouverons bien quelque chose. Il y a tout ce qu’il faut pour que vous soyez installés confortablement. Vous pourrez partir tôt demain matin. Je ne tolérerai pas de refus.

— Vous êtes très aimable, madame, dit Skye, mais nous ne voudrions pas nous imposer.

— Vous ne vous imposez pas. À présent, si vous voulez bien m’excuser, je dois parler à mon fils de l’organisation de la soirée. Faites comme chez vous, libre à vous de vous promener au rez-de-chaussée du château. Au premier étage, ce sont les chambres.

Sans un mot de plus, Mme Fauchard s’élança avec légèreté dans le couloir, les laissant en compagnie de ses ancêtres.

— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? demanda Austin dès que Mme Fauchard eut disparu.

— Mon plan a fonctionné ! s’exclama Skye en se frottant les mains. J’ai étalé à dessein ma connaissance des armes pour attirer son attention. Une fois l’hameçon lancé, je n’ai eu qu’à remonter la ligne. Écoute, Kurt, tu disais que la famille Fauchard était la clé de toute cette histoire, du glacier à l’agression dans la boutique de Darnay. Nous ne pouvions pas partir les mains vides. Quel est le problème ?

— Tu es peut-être en danger, voilà le problème. Tu es restée bouche bée devant le portrait du vieux Jules. Elle sait que tu as vu le casque.

— Ça, ce n’était pas prévu. J’ai été vraiment surprise en voyant Jules coiffé de ce casque. Écoute, je suis prête à prendre le risque. En plus, un bal costumé, ça peut être amusant. Elle ne tentera rien en présence des autres invités. Elle a l’air très aimable, et ne ressemble en rien au dragon auquel je m’attendais.

Austin n’était pas convaincu. Racine Fauchard était une femme charmante, mais il soupçonnait que son numéro d’hôtesse parfaite n’était que pure comédie. Il avait vu son visage s’assombrir à la réaction de Skye devant le portrait de Jules. C’était Racine Fauchard, et non Skye, qui avait lancé l’hameçon et les avait pris au piège. Une alarme résonnait dans sa tête, mais il se força à sourire. Il ne voulait pas inquiéter Skye.

— Jetons un coup d’œil au château, dit-il.

Ils mirent une heure à explorer le rez-de-chaussée, grand de plusieurs centaines de mètres carrés, mais ils en virent surtout les couloirs. Toutes les portes qu’ils essayèrent d’ouvrir étaient fermées à clé. Tout en s’enfonçant dans le labyrinthe, Austin essayait de mémoriser le plan des lieux. Finalement, ils se retrouvèrent devant la porte principale. Son malaise augmenta.

— Bizarre, dit-il. Un bâtiment de cette taille doit exiger beaucoup de personnel, mais nous n’avons pas vu âme qui vive à part les Fauchard et le domestique qui a apporté de l’eau.

— Oui, c’est étrange, dit Skye.

Elle appuya sur la poignée de la porte d’entrée qui s’ouvrit.

— Regardez, monsieur Inquiet. Nous pourrons partir dès que nous en aurons envie.

Ils sortirent sur la terrasse et traversèrent la cour pavée. Le pont-levis était toujours abaissé, mais la herse, qui était remontée à leur arrivée, avait été descendue. Austin mit la main sur les barreaux et regarda à travers la grille de fer.

— Nous n’allons pas partir de sitôt, dit-il avec un sourire contraint.

La Rolls Royce avait disparu de l’allée.

20

L’Alvin s’était envolé comme une mouette au-dessus d’un rouleau avant de retomber en chute libre dans un choc de métal contre métal qui ébranla les trois passagers jusqu’aux os et les projeta hors de leur siège. Trout essaya d’éviter la collision avec Gamay et la frêle Sandy, mais sa silhouette de deux mètres n’était pas taillée pour les acrobaties et il se cogna violemment contre la cloison. Des étoiles dansèrent sous ses paupières, et, lorsqu’elles se dissipèrent, il aperçut le visage de Gamay près de lui. Elle avait l’air inquiète.

— Ça va ? demanda-t-elle d’une voix soucieuse.

Trout hocha la tête. Puis il se remit sur son siège et tâta précautionneusement son crâne meurtri du bout des doigts. Le cuir chevelu était endolori, mais ne saignait pas.

— Que s’est-il passé ? demanda Sandy.

— Je ne sais pas, répondit Paul. Nous allons voir.

Il fit abstraction de la nausée qui lui tordait l’estomac et rampa vers un hublot. Pendant un instant, il se demanda si le choc sur la tête ne lui donnait pas des hallucinations. Un homme au visage renfrogné lui faisait face. Il tapa sur le Plexiglas avec le canon d’un fusil et fit un geste vers le haut. Le message était clair : Ouvrez l’écoutille.

Gamay avait le visage collé à un autre hublot.

— Il y a un type très laid, ici. Il a un flingue.

— Idem, fit Trout. Ils veulent qu’on descende.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Sandy.

Quelqu’un se mit à cogner contre la coque.

— Notre comité d’accueil s’impatiente, dit Gamay.

— Je vois ça, répondit Trout. À moins de trouver un moyen pour transformer l’Alvin en sous-marin de combat, je suggère que nous fassions ce qu’ils nous disent.

Il se leva et ouvrit le panneau. L’air tiède et humide s’engouffra à l’intérieur de l’habitacle et le même homme qu’il avait vu par le hublot se posta au-dessus de l’ouverture circulaire. Il fit un geste à Trout et s’écarta. Trout passa la tête et les épaules par l’ouverture et découvrit que l’Alvin était encerclé par six hommes armés.

Lentement, Trout monta sur la coque. Sandy sortit ensuite et ses joues perdirent toute couleur devant le comité d’accueil. Elle resta figée sur place jusqu’à ce que Gamay lui donne un coup de coude par en dessous et que Paul l’aide à monter sur le pont.

L’Alvin avait été hissé dans un hangar violemment éclairé, aussi vaste qu’un garage pour trois voitures. L’air était chargé de senteurs marines. L’eau dégoulinait de la coque et formait des ruisseaux sur le pont. On entendait le ronronnement étouffé de moteurs au loin. Trout supposa qu’ils se trouvaient dans le sas d’accès d’un gigantesque sous-marin. À une extrémité de la pièce, les parois s’incurvaient en un pli horizontal comme l’intérieur d’une immense gueule mécanique. Le sous-marin n’avait dû faire qu’une bouchée de l’Alvin, comme un mérou le ferait d’une crevette.

Un garde appuya sur un interrupteur mural et une porte s’ouvrit dans la cloison étanche en face de la bouche mécanique. Il leur fit ensuite signe avec le canon de son fusil. Les prisonniers franchirent le sas et arrivèrent dans une pièce plus petite qui ressemblait à une usine. Pendues aux murs se trouvaient une bonne dizaine de combinaisons spatiales, dont les bras croisés se prolongeaient par des pinces. De par son travail à la NUMA, Trout savait qu’il s’agissait de véritables submersibles adaptés au corps humain que l’on utilisait pour de longues plongées à des profondeurs extrêmes.

La porte se referma en grinçant, et les prisonniers furent conduits à un couloir, encadrés par six gardes, trois à l’avant et trois à l’arrière. Leurs combinaisons bleu marine étaient unies, sans indication d’aucune sorte. Les hommes musclés aux cheveux tondus avaient une mine patibulaire, et se déplaçaient avec l’assurance de militaires entraînés. Ils avaient entre trente et cinquante ans, donc trop vieux pour être de nouvelles recrues. Comme ils gardaient le silence et ne s’exprimaient que par gestes, arme pointée, il était impossible de deviner leur nationalité. Trout devina que c’étaient des mercenaires, sans doute d’anciens hommes des Forces spéciales.

Le cortège chemina à travers un dédale de couloirs et, finalement, les prisonniers furent poussés dans une cabine. La porte se referma sur eux. Le petit espace ne comptait que deux couchettes, une chaise, un placard vide et un cabinet de toilette.

— Douillet, commenta Gamay en découvrant la pièce exiguë.

— Ce doit être une cabine de troisième classe, dit Trout.

Il fut saisi de vertige et s’adossa à la cloison afin de retrouver l’équilibre. En voyant l’inquiétude sur le visage de Gamay, il voulut la rassurer.

— Ça va, dit-il. Mais je dois m’asseoir.

— Tu as besoin d’être soigné, dit Gamay.

Tandis que Trout s’asseyait au bord d’une couchette,

Gamay s’approcha du cabinet de toilette et fit couler de l’eau froide sur une serviette. Trout plaça la serviette sur sa tempe pour empêcher qu’elle n’enfle trop. Sandy et Gamay se relayèrent pour le soigner. Au bout d’un moment, les élancements se calmèrent. Trout rajusta avec soin le nœud papillon qui pendait à son cou et se passa la main dans les cheveux.

— Tu te sens mieux ? demanda Gamay.

— Tu m’as toujours dit que je finirais par attraper la grosse tête, répondit Trout, soudainement ragaillardi.

Sandy se mit à rire malgré sa frayeur.

— Comment pouvez-vous rester si calmes ? s’étonna-t-elle.

Le flegmatisme de Trout était moins une bravade qu’un trait de caractère, il était pragmatique et avait foi en ses propres capacités. En tant que membre de l’équipe des missions spéciales de la NUMA, Trout était habitué au danger. Son côté universitaire tranquille cachait une réelle bravoure héritée de ses robustes aïeux de Nouvelle-Angleterre. Son arrière-grand-père avait été sauveteur en mer et sa maxime était « Quand faut y aller, faut y aller, quitte à ne pas revenir ». Son grand-père et son père, pêcheurs, lui avaient transmis leurs forces de marins et appris à respecter la mer, si bien que Trout s’en remettait toujours à sa propre ingéniosité.

Quant à Gamay, avec son corps mince de sportive et sa grâce innée, sa superbe chevelure auburn et son sourire étincelant, on la prenait souvent pour un mannequin ou une actrice. Peu de gens auraient deviné son enfance de garçon manqué dans le Wisconsin. Bien qu’elle soit devenue une femme attrayante, elle ne tenait pas à être mise sous verre. Rudi Gunn, le directeur adjoint de la NUMA, avait reconnu cette intelligence, c’est pourquoi il avait suggéré de l’intégrer à l’agence avec son mari. L’amiral Sandecker avait volontiers accepté la suggestion de Gunn. Depuis, Gamay avait donné maintes fois des preuves de sa perspicacité et de son habileté lors des nombreuses missions qui lui avaient été confiées.

— Ça n’a rien à voir avec le calme, répondit Gamay. Nous sommes seulement réalistes. Qu’on le veuille ou non, nous sommes pour l’instant coincés ici. Essayons de raisonner avec sagacité pour comprendre ce qui a pu se passer.

— Les scientifiques ne sont pas censés tirer de conclusions sans pouvoir les étayer par des faits, rétorqua Sandy. Et nous avons peu de cartes en main.

— Vous avez bien compris la méthode scientifique, dit Paul. Comme le disait Ben Jonson, il n’y a rien de tel que la perspective de la pendaison pour aiguiser l’esprit humain. Puisque nous ne connaissons pas tous les faits, nous nous appuierons sur les estimations scientifiques. De plus, nous n’avons rien d’autre à faire. D’abord, nous savons de façon certaine que nous avons été enlevés et que nous sommes retenus prisonniers dans un grand sous-marin de forme curieuse.

— Pourrait-il s’agir du véhicule qui aurait laissé les traces dans la Cité perdue ? demanda Sandy.

— Nous n’avons rien pour étayer cette théorie, déclara Trout. Mais il ne serait pas impossible de concevoir un sous-marin capable de rouler sur le plancher océanique. La NUMA en a eu un, il y a quelques années.

— Dans ce cas, que fait-il ici ? Qui sont ces gens ? Et qu’est-ce qu’ils nous veulent ?

— J’ai le sentiment que nous allons bientôt le savoir, dit Gamay.

— Là, cela relève plus de l’autopersuasion que de l’estimation scientifique, dit Sandy.

Gamay posa un doigt sur ses lèvres et fit un geste en direction de la porte. La poignée tournait. Puis la porte s’ouvrit et un homme entra. Il était tellement grand qu’il devait courber la tête pour passer sous le montant. Le nouveau venu était vêtu d’une combinaison comme les autres, mais de couleur citron vert. Il referma doucement la porte derrière lui et regarda les prisonniers.

— Je vous en prie, pas d’inquiétude, dit-il. Je suis de votre côté.

— Laissez-moi deviner, lança Trout. Vous êtes le capitaine Nemo et nous sommes à bord du Nautilus.

L’homme cilla, surpris. Il s’attendait à ce que les prisonniers soient intimidés.

— Non, je suis Angus MacLean, dit-il avec un léger accent écossais. Dr MacLean, chimiste. Mais vous avez raison sur ce sous-marin. Il est aussi fantastique que celui du capitaine Nemo.

— Et nous sommes tous des personnages de Jules Verne ? demanda Gamay.

MacLean poussa un lourd soupir.

— J’aimerais que ce soit aussi simple. Je ne veux pas vous alarmer inutilement, déclara-t-il avec gravité, mais votre vie dépend peut-être de la conversation que nous allons avoir dans les minutes qui viennent. Veuillez décliner vos noms et professions. Je vous supplie d’être sincères. Il n’y a pas de cachot sur ce bâtiment.

Les Trout comprirent le message. Un refus de coopérer entraînerait leur mort. Paul plongea ses yeux dans le regard bleu bienveillant de MacLean, et décida de lui faire confiance.

— Je m’appelle Paul Trout, et voici ma femme,

Gamay. Nous faisons tous les deux partie de la NUMA. Et voici Sandy Jackson, le pilote de l’Alvin.

— Quelle est votre formation scientifique ?

— Je suis géologue océanographe. Gamay et Sandy sont toutes deux biologistes marines.

Le visage sérieux de MacLean s’éclaira d’un sourire de soulagement.

— Merci, Seigneur, murmura-t-il. Il y a de l’espoir.

— Peut-être voudrez-vous bien répondre à une question ? demanda Trout. Pourquoi nous avoir kidnappés et détourné l’Alvin ?

MacLean partit d’un rire désabusé.

— Je n’ai rien à voir là-dedans. Je suis autant prisonnier que vous sur ce bateau.

— Je ne comprends pas, objecta Sandy.

— Je ne peux pas vous expliquer maintenant. Tout ce que je peux dire, c’est que nous avons de la chance de pouvoir utiliser vos compétences professionnelles. Comme moi, ils vous garderont en vie aussi longtemps qu’ils auront besoin de vous.

— Mais qui sont ils ? demanda Trout.

MacLean passa ses longs doigts dans ses cheveux grisonnants.

— Ce serait dangereux pour vous de le savoir.

— Qui que vous soyez, intervint Gamay, dites aux gens qui nous ont kidnappés et qui ont pris notre sous-marin que notre navire de soutien enverra des secours à la seconde où ils s’apercevront que nous sommes en retard.

— Ils m’ont dit que ce n’était pas un problème. Je n’ai aucune raison de ne pas les croire.

— Qu’est-ce qu’ils voulaient dire ? demanda Trout.

— Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que ces gens ont une mission à accomplir et qu’ils iront jusqu’au bout.

— Quelle mission ? s’enquit Gamay.

Les yeux bleus s’assombrirent.

— Il y a des questions qu’il n’est pas sage de poser, et auxquelles il ne serait pas sage de répondre, dit MacLean en se levant de sa chaise. Je dois aller rendre compte de mon interrogatoire.

Il désigna l’applique murale et mit un doigt sur ses lèvres, pour leur signifier qu’ils étaient écoutés.

— Je reviendrai bientôt avec à manger et à boire. Je vous suggère de vous reposer.

— Vous lui faites confiance ? demanda Sandy dès que MacLean les eut laissés seuls.

— Son histoire a l’air assez folle pour être vraie, déclara Gamay.

— Vous avez des suggestions sur ce que nous devrions faire ? demanda Sandy en les regardant à tour de rôle.

Trout s’allongea sur une couchette et tenta de s’étirer, bien que ses longues jambes dépassent du matelas.

Il leva le doigt en direction de la lampe et déclara :

— Si personne ne veut de cette couchette, je vais suivre le conseil de MacLean et me reposer.

L’Écossais revint environ une demi-heure plus tard avec des sandwichs au fromage, un thermos de café chaud et trois tasses. Plus important, il souriait.

— Félicitations, dit-il en leur distribuant les sandwichs. Vous êtes maintenant officiellement employés pour notre projet.

Gamay déballa son sandwich et en avala une bouchée.

— Ce projet, c’est quoi au juste ?

— Je ne peux pas tout vous dire. Disons simplement que vous ferez partie d’une équipe de chercheurs. Chacun disposera seulement des informations utiles à son travail. J’ai été autorisé à vous faire visiter les lieux pour vous donner une idée de vos futures tâches. Je vous expliquerai en chemin. Notre baby-sitter nous attend.

Il frappa à la porte. Un garde à la mine patibulaire ouvrit, puis s’écarta pour les laisser sortir. Le garde sur les talons, ils suivirent MacLean dans les couloirs pour arriver à une vaste pièce aux murs couverts d’écrans de télévision et de voyants lumineux.

Le garde se posta à un endroit d’où il pouvait les avoir à l'œil, mais, à part cela, n’interféra pas.

— Nous sommes dans la salle de contrôle, déclara MacLean.

Trout balaya la pièce du regard.

-1 Mais où est l’équipage ?

— Ce bâtiment est presque entièrement automatisé. L’équipage est réduit au strict minimum : les gardes et bien sûr les plongeurs.

— J’ai vu les combinaisons dans la pièce près du sas d’accès.

— Vous êtes très observateur, dit MacLean en hochant la tête. Eh bien, si vous regardez cet écran, vous verrez les plongeurs à l’œuvre.

Un écran mural affichait l’image d’une colonne comme celles de la Cité perdue. Ils perçurent un mouvement au bas de l’écran ; un plongeur montait le long de la colonne, à l’aide de propulseurs verticaux intégrés à sa combinaison rembourrée. Il était suivi de trois autres, portant le même équipement, et tous tenaient dans les pinces mécaniques qui leur servaient de mains d’épais tuyaux en caoutchouc.

Sans bruit, ces grotesques silhouettes remontèrent jusqu’en haut de l’écran. Comme des abeilles butinant le nectar, ils s’arrêtèrent sous la roche en forme de chapeau de champignon.

— Que font-ils ? demanda Paul.

— Je sais, répondit Sandy. Ils recueillent des bioorganismes dans les colonies de microbes qui vivent autour des sources.

— C’est exact. Ils prélèvent des colonies entières, précisa MacLean. Les cellules vivantes et le liquide dans lequel elles se sont développées sont acheminés, grâce aux tuyaux, jusqu’à des réservoirs.

— Vous voulez dire qu’il s’agit d’une expédition scientifique ? demanda Gamay.

— Pas exactement. Regardez la suite.

Deux plongeurs s’étaient écartés des autres et se dirigeaient vers une autre colonne ; ceux qui restaient se mirent à la démanteler à l’aide de scies.

— Ils détruisent les colonnes ! s’exclama Sandy. C’est criminel !

MacLean jeta un coup d’œil au garde pour voir s’il avait remarqué l’éclat de Sandy. Mais il était appuyé contre le mur, absent, une expression d’ennui sur le visage. MacLean lui fit un signe pour attirer son attention et tendit la main vers une autre porte. Le garde bâilla et leur fit un signe d’approbation. MacLean escorta les autres jusqu’à une pièce pleine de grandes cuves circulaires en plastique.

— Nous pouvons parler ici, dit MacLean. Ce sont les réservoirs de stockage des échantillons biologiques.

— La capacité de stockage doit être énorme, fit remarquer Gamay.

— Il est très difficile de maintenir ces organismes en vie loin de leur habitat naturel. C’est pourquoi ils abattent certaines colonnes. Seul un petit pourcentage de la récolte survivra lorsque nous reviendrons à terre.

— Vous avez dit à terre ? répéta Trout.

— Oui, les spécimens recueillis seront apportés dans un labo caché sur une île. Nous faisons des voyages pour décharger les réservoirs de temps à autre. J’ignore où elle se trouve.

— Je me demande si ce travail a quelque chose à voir avec la Gorgone...

— De quoi parlez-vous ? demanda MacLean.

Trout expliqua la raison de leur expédition.

— Une souche d’algue mutante menace toute la vie sous-marine, et nous pensons que ce dérèglement trouve son origine ici.

— Est-ce vraiment possible ? demanda MacLean.

— Nous ignorons encore trop de choses, répondit Gamay. Mais d’après ce que j’ai vu, je peux affirmer que les travaux effectués sur la Cité perdue pourraient détruire l’équilibre naturel.

Sandy hocha la tête.

— Je ne suis pas généticienne, mais il est envisageable que l’arrivée de microbes allogènes ou de leurs sous-produits dans l’océan ait pu causer cette mutation.

C’est comme si MacLean venait de recevoir des électrochocs.

— Seigneur, murmura-t-il, comme si ce projet n’était pas déjà suffisamment hideux ! Et voilà que vous parlez de la possibilité d’une catastrophe écologique, qui aurait de terribles conséquences pour l’espèce humaine.

— C’est très frustrant, intervint Gamay. Je sais que vous avez à cœur de nous protéger, mais il faut que vous soyez plus explicite à propos de ce qui se passe.

— Vous avez raison, répondit MacLean après un moment de réflexion. J’ai à cœur de vous protéger. C’est pourquoi je vous dirai seulement que vous avez été enrôlés pour rechercher la pierre philosophale.

Paul et Gamay échangèrent des regards incrédules.

— Pour autant que je sache, la pierre philosophale était supposée changer les métaux comme le plomb en or, déclara Trout. Il doit s’agir d’autre chose que d’un délire d’alchimiste.

La mâchoire de MacLean se durcit.

— Vous avez raison. Il y a autre chose. Cela fait partie d’un terrible complot. Je sais le comment, mais j’ignore le pourquoi.

— Vous avez toute mon attention, dit Trout. Il va falloir nous en dire plus.

MacLean vit que le garde les observait.

— Désolé, notre baby-sitter semble sortir de sa léthargie. Il faudra poursuivre cette discussion plus tard.

— Dites-moi un mot de cette île. Ce sera peut-être notre seule chance de fuir.

— Fuir ? Il n’y a aucun espoir de fuite.

— Il y a toujours de l’espoir. À quoi ressemble cette île ?

MacLean vit le garde s’approcher et baissa la voix, ce qui rendit ses paroles encore plus sinistres.

— C’est pire que tout ce que Dante a pu imaginer.

21

Austin, tout en balayant du regard les remparts abrupts et les fortifications robustes qui entouraient le château Fauchard, éprouvait un immense respect pour les artisans qui avaient mis en place ces lourds blocs de pierre. Mais il tempérait son admiration en se rappelant que ces ouvrages de guerre efficaces, construits pour repousser les assiégeants par des artisans morts depuis longtemps, rendaient toute évasion quasiment impossible.

— Bon, fit Skye, qu’est-ce que tu en penses ?

— Si Alcatraz était construit sur la terre ferme, il ressemblerait à cela.

— Alors que faisons-nous ?

— Continuons notre promenade, dit-il en prenant le bras de Skye.

Après avoir découvert la herse abaissée et constaté la disparition de leur voiture, Austin et Skye avaient flâné dans la cour, comme des touristes. De temps à autre, ils s’arrêtaient et bavardaient avant de repartir. Cette nonchalance de façade avait pour but de tromper l’ennemi. Austin espérait que si quelqu’un les regardait, il serait persuadé qu’ils étaient parfaitement à l’aise.

Au cours de la promenade, les yeux turquoise d’Austin scrutaient les remparts, cherchant les failles. Son cerveau enregistrait le moindre détail. Ainsi, une fois revenus à leur point de départ, il aurait pu dessiner de mémoire un schéma précis du plan complexe du château.

Skye s’arrêta pour secouer une grille en fer forgé qui bloquait un petit escalier menant aux remparts. Elle était verrouillée.

— Il va nous falloir des ailes pour franchir ces remparts, soupira-t-elle.

— J’ai laissé les miennes au nettoyage à sec, rétorqua Austin. Nous trouverons autre chose. Rentrons et fouinons encore un peu.

Émile Fauchard les attendait sur la terrasse. Il les accueillit de son sourire le plus éblouissant.

— Avez-vous fait une agréable visite du château ? demanda-t-il.

— On n’en fait plus des comme ça de nos jours, dit Austin. Au fait, nous avons remarqué au passage que notre voiture n’était plus là.

— Ah oui, nous l’avons déplacée pour laisser le maximum de place aux invités qui vont arriver. Les clés étaient sur le contact. J’espère que ça ne vous dérange pas.

— Mais pas du tout, répondit Austin avec un sourire forcé. Cela m’évite d’avoir à le faire moi-même.

— Parfait. Rentrons, alors. Les invités ne vont pas tarder.

Ils entrèrent dans le château, et Émile les précéda jusqu’au premier étage en empruntant le large escalier qui partait de la véranda, pour les mener à deux chambres adjacentes. Celle d’ Austin était une véritable suite, avec salle de bains et salon, décorée dans le style baroque, moult dorures et velours écarlates comme un bordel victorien.

Son costume était posé sur le lit à baldaquin. Il lui allait bien, sauf au niveau des épaules, un peu trop étroites pour sa carrure. Après s’être regardé dans un miroir sur pied, il frappa à la porte de Skye. Skye passa la tête par l’entrebâillement de la porte, qu’elle ouvrit à peine. Elle éclata de rire en voyant Austin vêtu d’un costume de bouffon à carreaux noir et blanc coiffé de son bonnet à clochettes.

— Mme Fauchard a plus d’humour que je ne pensais, dit-elle.

— Mes professeurs ont toujours prétendu que j’étais le clown de la classe. Voyons un peu à quoi tu ressembles.

Skye suivit Austin dans sa chambre et fit lentement le tour de la pièce, comme un mannequin sur un podium. Elle était vêtue d’un justaucorps noir qui mettait en valeur toutes les courbes de sa silhouette. Elle était chaussée de ballerines et avait passé des gants de fourrure, et ses cheveux étaient retenus par un serre-tête sur lequel étaient attachées deux oreilles dressées.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-elle après une nouvelle pirouette.

Austin adressa à Skye un regard d’homme admiratif et non dénué de désir.

— Miaou ! comme disait mon grand-père.

On toqua légèrement à la porte. C’était Marcel, le domestique au crâne d’œuf. Il lança à Skye le regard concupiscent du lion qui guette un savoureux gnou, puis ses petits yeux se posèrent sur le costume d’Austin et ses lèvres se pincèrent en un sourire de mépris à peine dissimulé.

— Les invités arrivent, déclara Marcel d’une voix aussi grinçante que des cailloux crissant sur une pelle. Mme Fauchard vous prie de me suivre dans la salle d’armes où seront servis le cocktail et le dîner.

Son intonation de voyou détonnait étrangement avec sa rigidité de majordome.

Austin et sa féline compagne revêtirent leurs loups en velours noir et suivirent le domestique corpulent jusqu’au rez-de-chaussée et à travers le labyrinthe de couloirs. Ils entendirent les voix et les rires bien avant d’arriver à la salle d’armes. Une vingtaine d’hommes et de femmes vêtus de costumes fantasques étaient serrés autour d’un buffet dressé devant une collection de masses d’armes. Des domestiques qui ressemblaient à des clones de Marcel se frayaient avec difficulté un passage parmi les invités, chargés de plateaux de caviar et de Champagne. Un quatuor à cordes de musiciens déguisés en rongeurs jouaient une musique en sourdine.

Austin attrapa au vol deux flûtes sur un plateau et en tendit une à Skye. Puis ils dénichèrent un coin sous les lances des chevaliers, d’où ils pouvaient boire leur Champagne tout en observant les autres. Il semblait y avoir autant d’hommes que de femmes, bien qu’il soit difficile de s’en assurer sous les déguisements.

Austin essayait de deviner le thème de la soirée lorsqu’un corpulent corbeau arriva, tanguant comme un bateau par gros temps. L’oiseau chancela sur ses jambes jaunes et pencha en avant son bec noir et brillant, dangereusement près des yeux d’Austin ; il entonna d’une voix éméchée, avec un accent britannique :

— Une fois, sur le minuit lugubre... Merde, c’est quoi ensuite ?

Rien de plus difficile à comprendre qu’un aristocrate british avec un coup dans le nez, songea Austin, mais il récita la suite du vers :

— Tandis que je méditais, faible et fatigué...

L’oiseau applaudit des ailes avant d’attraper au vol une flûte de Champagne. Comme le long bec le gênait pour boire, il remonta son masque sur le front. Son visage flasque et rubicond rappela à Austin le symbole anglais John Bull.

— Toujours un plaisir de rencontrer un gentleman cultivé, fit l’oiseau.

Austin se présenta, ainsi que Skye. L’oiseau tendit une aile.

— Je me nomme Nevermore pour les festivités de ce soir, mais quand je n’incarne pas le corbeau de Poe, je m’appelle Cavendish. Lord Cavendish, ce qui prouve bien le délabrement de notre fier empire qui a anobli un vieil ivrogne comme moi. Pardonnez-moi, je vois que mon verre est vide. Plus jamais, vieille branche.

Il rota bruyamment et s’éloigna en titubant à la recherche d’une autre flûte de Champagne.

Edgar Allan Poe. Bien sûr.

Cavendish était un Corbeau bien éméché. Skye incarnait le Chat noir et Austin était Fortunato, le bouffon de La Barrique d’amontillado.

Austin observa les autres invités. Il vit une femme cadavérique, drapée dans un linceul blanc souillé et ensanglanté. La Chute de la maison Usher. Une autre femme portait un costume couvert de carillons miniatures. Les Cloches. Un singe était appuyé au buffet, éclusant un martini. Le Double Assassinat de la rue Morgue. Le singe parlait à un insecte géant, une tête de mort sur sa carapace. Le Scarabée d’or. Mme Fauchard n’avait pas seulement le sens de l’humour, songea Austin, mais également un goût pour le grotesque.

La musique cessa et le silence se fit dans la pièce. Une silhouette se tenait sur le seuil, s’apprêtant à entrer dans la salle d’armes. Cavendish, de retour avec un verre à la main, murmura : « Seigneur ! » Il se mêla aux autres invités comme s’il cherchait refuge au sein du groupe.

Tous les yeux étaient rivés sur la grande femme qui avait l’air tout droit sortie du tombeau. Le sang éclaboussait son linceul blanc et son visage, livide et décharné. Les lèvres étaient flétries et les yeux enfoncés dans leurs orbites squelettiques. À son entrée, on entendit des cris étouffés de frayeur. Elle s’arrêta de nouveau, puis regarda chaque personne dans les yeux. Ensuite, elle traversa la pièce comme si elle flottait sur un coussin d’air. Une fois arrivée devant une immense horloge en ébène, elle frappa dans ses mains.

— Bienvenue au Masque de la Mort rouge, proclama la voix claire de Racine Fauchard. Continuez vos célébrations, mes amis. Rappelez-vous, poursuivit-elle, la voix tremblante et dramatique, la vie est fugace lorsque la Mort rouge dépeuple la contrée.

Les lèvres ridées se tordirent en un sourire hideux. Un rire nerveux parcourut l’assemblée et le quatuor se remit à jouer. Les domestiques qui étaient restés figés poursuivirent leur ballet. Austin s’attendait à ce que Mme Fauchard salue ses invités, mais, à sa grande surprise, elle se dirigea vers lui et ôta son masque macabre, révélant un visage parfait.

— Vous êtes très beau avec votre bonnet et vos collants, monsieur Austin, dit-elle sur un ton séducteur.

— Je vous remercie, madame. Pour ma part, je n’ai jamais rencontré une peste plus charmante.

Mme Fauchard inclina la tête avec coquetterie.

— Vous savez parler aux femmes. (Elle se tourna vers Skye.) Vous faites un très joli chat noir, mademoiselle Bouchet.

— Merci, madame, répondit Skye avec un sourire timide. J’essaierai de ne pas dévorer les musiciens, malgré mon amour des souris.

Mme Fauchard observa Skye du regard jaloux d’une ancienne beauté sur une femme plus jeune.

— Ce sont des rats, en fait. Je regrette de ne pas avoir pu vous donner le choix des costumes. Mais cela ne vous ennuie pas de jouer les bouffons, n’est-ce pas, monsieur Austin ?

— Pas du tout. Les bouffons étaient parfois de bons conseillers à la cour des rois. Mieux vaut jouer l’imbécile que d’en être un.

Mme Fauchard se mit à rire de bon cœur et jeta un coup d’œil vers la porte.

— Bien, je vois que le prince Prospero est arrivé.

Une silhouette en collants et tunique de velours violet bordée d’or, masque assorti, se dirigeait vers eux. Il enleva son chapeau en velours chargé de fioritures et fit une révérence devant Mme Fauchard.

— Charmante entrée, mère. Nos invités ont été terrifiés.

— C’était le but. Je vais aller saluer les autres dès que j’aurai parlé à M. Austin.

Émile s’inclina de nouveau, cette fois devant Skye, et prit congé.

— Vous avez des amis intéressants, dit Austin en parcourant l’assemblée du regard. Ces gens sont-ils vos voisins ?

— Ce sont les héritiers des plus grandes familles d’armuriers dans le monde, cette immense richesse est tout entière fondée sur la mort et la destruction. Leurs ancêtres ont façonné les lances et les flèches qui ont tué des centaines de milliers de gens, construit les canons qui ont dévasté l’Europe au siècle dernier et manufacturé les bombes qui ont anéanti des villes entières. Vous devriez être honoré de vous trouver en si auguste compagnie.

— J’espère que vous ne vous sentirez pas insultée si je vous dis que je ne suis pas impressionné.

Mme Fauchard partit d’un petit rire aigu.

— Ce n’est pas moi qui vous en tiendrai rigueur. Ces idiots se pavanent et bavassent mais sont des décadents qui vivent des richesses accumulées par la sueur de leurs aïeux. Leurs compagnies et leurs cartels n’ont plus rien aujourd’hui de leur splendeur passée ; ce ne sont plus que des corporations anonymes cotées à la Bourse de New York.

— Et lord Cavendish ? demanda Austin.

— Encore plus pitoyable que les autres, parce qu’il n’a plus que son nom, mais sans la fortune. Sa famille détenait autrefois le secret de l’acier trempé avant que les Fauchard le leur volent.

— Et les Fauchard, justement ? Sont-ils immunisés contre la décadence ?

— Personne ne l’est. Pas même ma propre famille. C’est pourquoi je continuerai à diriger Javelot Industries aussi longtemps que je vivrai.

— Personne n’est éternel, dit Skye.

— Qu’avez-vous dit ? s’exclama Mme Fauchard en tournant brusquement la tête pour foudroyer Skye de ses yeux qui brillaient autant que des charbons ardents.

La réflexion de Skye était anodine et elle ne pensait pas provoquer une telle colère.

— Je voulais seulement dire que nous mourrons tous un jour.

La flamme dans les yeux de Racine vacilla puis s’éteignit.

— En effet, mais certains plus tôt que d’autres. Les Fauchard prospéreront pendant les décennies et les siècles à venir. Croyez-moi. À présent, si vous voulez bien m’excuser, je dois aller m’occuper de mes invités. Le dîner sera bientôt servi.

Elle remit son masque macabre et rejoignit son fils d’un pas souple. Skye semblait secouée.

— Pourquoi tant d’histoires ?

— Mme Fauchard n’aime pas vieillir. Je la comprends. Elle a dû être une beauté autrefois. Elle m’aurait séduit.

— Si ça te plaît de faire l’amour à un cadavre, lança Skye avec un haussement d’épaules.

Austin sourit.

— On dirait que le chat sort ses griffes.

— Très acérées, et j’adorerais m’en servir contre ta chère amie. Je me demande pourquoi cette soirée t’inquiétait tant, moi je m’ennuie à mourir.

Austin guettait l’arrivée d’autres domestiques. Une bonne dizaine d’hommes l’air peu amène étaient entrés silencieusement dans la salle d’armes et s’étaient postés à toutes les issues.

— Accroche-toi, murmura Austin. J’ai le sentiment que la soirée ne fait que commencer.

22

Cavendish était magnifiquement ivre. L’Anglais avait relevé son bec de corbeau sur le dessus de sa tête afin de permettre à sa bouche en bouton de rose un accès plus rapide à son gobelet de vin. Il avait bu pendant tout le dîner, de style médiéval, pour avaler plus gloutonnement les plats de gibier exotique – qui incluaient toutes sortes d’animaux, depuis l’alouette jusqu’au sanglier – et son appétit ne reculait devant rien. Austin picorait par politesse et prenait une gorgée de vin de temps à autre, conseillant à Skye de faire de même. Ils auraient besoin de garder la tête froide si son intuition s’avérait exacte.

Dès que les assiettes à dessert furent desservies, Cavendish se leva en chancelant et fit tinter sa cuiller sur son verre. Tous les regards se tournèrent vers lui. Il leva sa coupe.

— J’aimerais porter un toast à nos hôtes.

— Santé, répondirent les autres convives éméchés en levant leurs verres.

Encouragé par cette réaction, Cavendish sourit.

— Comme beaucoup d’entre vous le savent, les Fauchard et les Cavendish ont une histoire intimement liée depuis des siècles. Nous savons tous que les Fauchard ont, euh, « emprunté » le procédé qui consiste à forger l’acier à grande échelle, assurant ainsi leur propre ascension tandis que les miens amorçaient leur déclin.

— Les aléas de la guerre, lança le singe du Double Assassinat de la rue Morgue.

— Je bois aux aléas de la guerre, lança Cavendish en prenant une lampée de vin. Malheureusement, ou heureusement étant donné la propension des Fauchard à mourir de fatals accidents, nous ne nous sommes jamais alliés avec eux par le mariage.

— Les aléas de l’amour, fit la femme drapée dans les clochettes.

Les convives approuvèrent par des rires gras et Cavendish attendit que le silence soit revenu avant de poursuivre.

— Je doute que le mot amour ait jamais été employé dans cette maisonnée. Mais l’amour est à la portée de n’importe qui. En revanche, combien de familles peuvent-elles se vanter d’avoir initié à elles seules la « der des der » ?

Un lourd silence s’abattit sur la tablée. Les invités lancèrent des regards furtifs à Mme Fauchard qui présidait, son fils à sa droite. Elle avait toujours le même sourire de statue de cire, mais ses yeux lançaient les mêmes éclairs que lorsque Skye lui avait rappelé qu’elle était mortelle.

— M. Cavendish est un flatteur, mais il exagère quand il évoque l’influence de la famille Fauchard, dit-elle d’une voix glaciale. La Grande Guerre a eu de nombreuses causes : la cupidité, la bêtise et l’arrogance, entre autres. Toutes les familles représentées dans cette pièce ont hurlé avec les loups nationalistes, précipitant ainsi cette guerre qui a fait notre fortune à tous.

Cavendish ne se laissa pas décourager pour autant.

— Je rends à César ce qui est à César, ma chère Racine. Il est vrai que nous autres marchands d’armes possédions les journaux et avons corrompu les politiciens qui réclamaient la guerre à grands cris, mais c’est la famille Fauchard, avec une infinie sagesse, qui a payé pour faire assassiner l’archiduc François-Ferdinand, plongeant ainsi le monde dans un chaos sanglant. Nous sommes tous au courant des rumeurs sur le fait que Jules Fauchard a essayé de se désolidariser de sa famille, ce qui lui a valu de quitter prématurément cette terre.

— Monsieur Cavendish, gronda Mme Fauchard sur le ton de l’avertissement.

Mais on ne pouvait plus arrêter le Britannique.

— Ce que peu d’entre nous savent, en revanche, c’est que les Fauchard ont également financé un certain caporal autrichien pendant son ascension politique et encouragé des membres de l’armée impériale du Japon à s’en prendre aux États-Unis. (Il s’interrompit pour boire.) Cela a dégénéré davantage que vous ne l’aviez prévu, vous avez ainsi un peu perdu le contrôle lorsque vos usines d’esclaves ont été détruites par les bombardements. Mais, comme il a été dit tout à l’heure, ce sont les aléas de la guerre.

La tension dans la pièce avait atteint un degré difficilement supportable. Sous le masque de la Mort rouge qu’elle avait ôté, les traits défigurés par la haine, Racine Fauchard était plus terrible encore que la peste. Austin ne doutait pas que si elle avait été capable de télékinésie, les armes auraient sauté du mur pour hacher Cavendish en petits morceaux.

L’un des invités brisa le silence.

— Cavendish, vous en avez assez dit. Asseyez-vous.

Pour la première fois, l’Anglais remarqua le regard foudroyant de Racine Fauchard. Il retrouva assez de lucidité pour réaliser qu’il s’était emporté et qu’il était allé trop loin. Son sourire idiot s’évanouit, et il s’affaissa comme une fleur à la chaleur d’une lampe à ultraviolets. Il se rassit pesamment, plus sobre que lorsqu’il s’était levé quelques instants auparavant.

Mme Fauchard se mit debout comme le cobra qui attaque et leva son verre.

— Merci. À présent, je porte un toast à la grande famille défunte des Cavendish.

Le teint rougeaud de l’Anglais vira au gris. Il murmura un remerciement.

— Je vous prie de m’excuser. Je ne me sens pas bien. Une légère indigestion, peut-être.

Quittant son fauteuil, il se dirigea vers la sortie et disparut. Mme Fauchard se tourna vers son fils.

— Occupe-toi de notre invité, s’il te plaît. Il ne faudrait pas qu’il tombe dans les douves.

Cette remarque ironique sembla briser la tension, et la conversation reprit comme s’il ne s’était rien passé. Austin, quant à lui, était moins optimiste. En regardant Cavendish quitter la pièce, il s’était dit que le lord anglais avait signé son arrêt de mort.

— Que se passe-t-il ? demanda Skye.

— Les Fauchard n’apprécient pas vraiment de voir leur linge sale étalé sur la place publique, surtout en présence d’étrangers.

Austin vit Mme Fauchard se pencher pour murmurer quelque chose à son fils. Émile sourit et se leva de table. Il emmena Marcel avec lui et tous deux sortirent de la pièce. On servait les digestifs lorsqu’Émile revint seul, dix minutes plus tard. Il regardait directement Skye et Austin en chuchotant quelque chose à l’oreille de sa mère. Celle-ci hocha la tête tout en restant impassible, mais Austin le remarqua et comprit immédiatement : son nom et celui de Skye venaient d’être ajoutés à l’arrêt de mort de Cavendish.

Quelques minutes plus tard, Marcel revint de sa mission. Quand Émile le vit, il se leva et tapa dans ses mains.

— Mesdames et messieurs du Masque de la Mort rouge, le prince Prospero a préparé une réjouissance mémorable qui couronnera ces festivités.

Il fit signe à un domestique qui alluma une torche à la flamme d’un braséro avant de la lui tendre. Cérémonieusement, Émile sortit des plis de sa tunique une grande clé en forme de squelette, et montra aux invités le chemin en descendant l’allée centrale, et franchissant la croisée du transept à l’arrière de la salle d’armes. Il s’arrêta pour insérer la clé dans la serrure d’une petite porte en bois sur laquelle étaient sculptés des crânes et des os humains. Lorsqu’il ouvrit la porte, sa torche flamboya en crépitant dans l’air froid, tandis qu’une odeur de renfermé s’échappait de l’autre côté.

— Suivez-moi si vous l’osez, lança Émile avec un mauvais sourire, puis il passa en se courbant sous le chambranle.

Riant et se dandinant, les invités restèrent un instant immobiles, puis ils suivirent Émile en file indienne comme les enfants de Hamelin ensorcelés par le joueur de flûte. Austin mit la main sur le bras de Skye et l’empêcha de rejoindre les autres.

— Fais semblant d’être ivre, chuchota-t-il.

— Je préférerais l’être, répondit Skye. Merde ! Voilà la harpie.

Mme Fauchard arrivait vers eux de sa démarche aérienne.

— La Mort rouge doit prendre congé, monsieur Austin. Je regrette que nous n’ayons pas eu l’occasion de faire plus ample connaissance.

— Moi aussi. Intéressant, le toast porté par sir Cavendish, répondit-il d’une voix faussement avinée.

— Les grandes familles sont souvent la cible de ragots malveillants. (Elle se tourna vers Skye.) Il est temps de mettre fin à cette mascarade. Je crois que vous détenez une relique qui appartient à ma famille.

— De quoi voulez-vous parler ?

— Ne jouez pas à ce petit jeu avec moi. Je sais que vous avez le casque.

— Alors c’est vous qui avez envoyé cet homme affreux ?

— Sébastien ? Non, c’est le molosse de mon fils. Si cela peut vous consoler, il sera éliminé en raison de son échec. Peu importe, nous saurons bien vous faire avouer où vous avez caché ce qui nous appartient. Quant à vous, monsieur Austin, je vous fais mes adieux.

— À la prochaine fois, lança Austin en titubant légèrement.

Elle le dévisagea d’un air presque triste.

— Oui, à la prochaine fois.

Escortée par un groupe de serviteurs, Mme Fauchard se dirigea vers la sortie. Marcel, qui s’était tenu en retrait, s’approcha, un sourire de gangster de cinéma sur les lèvres.

— M. Émile aurait le cœur brisé si vous n’assistiez pas au petit divertissement qu’il vous a préparé.

— J’manqu’rais ça pour rien au monde ! s’écria Austin, d’une voix délibérément pâteuse.

Marcel alluma une autre torche et fit un geste en direction de la porte. Austin et Skye rejoignirent la file des invités bruyants. Marcel leur emboîta le pas pour s’assurer qu’ils la suivaient.

Ils descendirent en procession un petit escalier en pierre qui menait à un couloir d’environ deux mètres de large. À mesure que les convives s’enfonçaient plus profondément dans les entrailles du château, les rires commencèrent à diminuer. Puis, perdant tout entrain, ils se turent complètement en arrivant dans une partie du tunnel aux murs tapissés d’étagères remplies d’ossements humains, des pieds jusqu’à la hauteur du visage des visiteurs. Émile s’arrêta devant une étagère, prit un crâne au hasard et le leva au-dessus de sa tête en souriant aux visiteurs, comme s’il singeait leurs costumes.

— Bienvenue dans les catacombes du château Fauchard ! s’exclama-t-il avec l’enthousiasme d’un guide à Disneyland. Je vous présente l’un de mes ancêtres. Excusez-le s’il est un peu réservé. Il ne reçoit pas souvent de visites.

Il rejeta le crâne dans un coin, provoquant une avalanche de fémurs, de côtes et de clavicules qui tombèrent avec fracas. Puis il pressa le pas, exhortant ses invités à faire de même s’ils ne voulaient pas manquer le spectacle. Ils passèrent devant plusieurs portes cadenassées, et Émile expliqua qu’il s’agissait de cachots et de salles de torture. Des vasques enflammées avaient été installées dans chaque pièce, de sorte qu’une lumière vacillante passait à travers les vitraux de différentes couleurs.

L’étrange lumière colorée illuminait les visages de silhouettes de cire, si réalistes que cela n’aurait étonné personne s’ils s’étaient mis à bouger. Dans une salle, un orang-outang forçait une femme à entrer dans une cheminée. Dans une autre, un homme sortait de sa tombe avec une pelle. En fait, dans chaque salle était mise en scène une nouvelle de Poe.

Émile revint vers Austin. La lueur de la torche donnait à ses traits taillés à la serpe un côté satanique qui s’accordait bien aux lieux.

— Eh bien, monsieur Austin, que pensez-vous de mon divertissement jusqu’ici ?

— Je ne m’étais pas autant amusé depuis ma visite du musée Grévin.

— Vous me flattez. Bravo ! Le meilleur est à venir.

Émile poursuivit sa route jusqu’à une pièce qui flamboyait d’une lueur écarlate, donnant l’impression que tous ceux qui s’y trouvaient étaient des victimes de la Mort rouge. Dans le sol était creusée une fosse circulaire. Un pendule tranchant comme un rasoir se balançait au-dessus d’un cadre en bois. Ligoté sur le cadre, des rats courant sur sa poitrine, se trouvait un grand oiseau noir. C’était la scène du Puits et le Pendule, dans laquelle la victime est torturée par l’Inquisition espagnole. Sauf que la victime était Cavendish, ligoté et bâillonné.

— Vous remarquerez quelques différences dans cette scène-ci, déclara Émile. Les rats que vous voyez courir dans ce cachot sont des vrais. Tout comme la victime. Lord Cavendish est fair-play, comme disent les Anglais, et il a gracieusement accepté de participer à notre divertissement.

Comme Émile faisait signe à ses invités d’applaudir poliment, Cavendish tenta de se débarrasser des liens qui l’entravaient.

Le pendule s’abaissa en se balançant, jusqu’à ne se trouver qu’à seulement quelques centimètres du torse haletant.

— Il va se faire tuer ! hurla une femme.

— Haché menu, répliqua Émile, soudain hilare.

Il baissa ensuite la voix pour chuchoter, comme un acteur de théâtre.

— Lord Cavendish est un cabotin, j’en ai peur. Ne vous inquiétez pas, chers amis. La lame est en bois. Je ne veux pas que notre invité reparte en plusieurs morceaux. Mais si cela vous inquiète...

Il claqua des doigts ; le pendule ralentit et s’arrêta. Cavendish fut pris d’une violente convulsion, puis resta immobile.

Émile conduisit les visiteurs dans le dernier cachot. Bien qu’il n’y ait aucune mise en scène, il était d’une certaine façon encore plus effrayant. Les murs étaient couverts de velours noir, ce qui anéantissait le peu de lumière qui filtrait à travers le vitrail, lui aussi noir. L’atmosphère était fort oppressante. Il y eut un soupir de soulagement collectif lorsque Émile indiqua à ses invités le couloir qui les mènerait à l’extérieur. Quand Austin et Skye s’avancèrent, il leur barra la route.

Austin chancela comme un homme ivre et fit une révérence avec son bonnet de bouffon.

— Après vous, Gaston.

Émile avait abandonné son rôle de Prospero et sa voix était à présent glaciale et tranchante comme l’acier.

— Tandis que Marcel reconduit nos invités, j’ai quelque chose à vous montrer, à vous et à la jeune dame, dit-il en soulevant un pli du velours noir.

Derrière la draperie, il leur montra une ouverture, creusée entre les pierres, d’environ soixante centimètres de large.

— Et alors ? demanda Austin en clignant des yeux. Ça fait partie du jeu ?

— Oui, répondit Émile avec un sourire mauvais. Ça fait partie du jeu, répéta-t-il en s’armant d’un pistolet.

Austin regarda son arme et émit un petit rire d’ivrogne.

— Un sacré jeu ! fit-il en secouant la tête, faisant tinter ses clochettes.

Il passa par l’ouverture, suivi de Skye. Émile ferma la marche. Ils descendirent encore deux escaliers. La température baissa et l’air se chargea d’humidité. L’eau ruisselait sur les murs et gouttait sur leurs têtes. Ils continuèrent leur descente jusqu’à ce qu’Émile leur ordonne enfin de s’arrêter devant une niche d’environ un mètre cinquante de large sur un mètre vingt de profondeur.

Il fixa sa torche à un support mural et ôta le drap qui recouvrait une pile de briques. Une truelle et un seau rempli de mortier étaient posés sur le sol, à côté des briques. Il sortit d’un renfoncement une bouteille de vin couverte de poussière et de toiles d’araignées. La bouteille était fermée par un bouchon en caoutchouc qu’Émile ôta avec ses dents. Il tendit la bouteille à Austin :

— Buvez, monsieur Austin.

Austin regarda la bouteille.

— Nous devrions peut-être laisser le vin respirer un peu.

— Cela fait des siècles qu’il décante, fit Fauchard avec un geste de son arme. Buvez.

Austin sourit bêtement comme s’il croyait que l’arme était un jouet et porta la bouteille à sa bouche. Un peu de vin lui coula sur le menton et il s’essuya avec sa manche. Il proposa ensuite la bouteille à Fauchard, qui déclina.

— Non, merci. Je préfère rester conscient.

— Hein ?

— Vous nous avez créé beaucoup d’ennuis, déclara Émile Ma mère m’a demandé de me débarrasser de vous de la manière que je jugerais la plus adéquate. Un bon fils obéit toujours à sa mère. Sébastien, viens dire bonjour à « Mlle Bouchet ».

Une silhouette sortit de l’ombre et la torche illumina les traits pâles de l’homme qu’Austin avait surnommé Face de lune. Il portait son bras droit en écharpe.

— Je crois que vous vous êtes déjà rencontrés, dit Émile. Il a un cadeau pour vous, mademoiselle.

Sébastien jeta une flèche d’arbalète aux pieds de Skye.

— Ceci est à vous.

— Que se passe-t-il ? demanda Austin.

— Le vin que vous venez de boire contient un agent paralysant, expliqua Émile Dans quelques instants, vous serez incapable de bouger, mais vos autres sens, par contre, fonctionneront normalement. Ainsi, vous aurez conscience de ce qui vous arrive.

Il sortit des fers de sous sa cape et les fit danser devant le visage d’Austin.

— Peut-être que si vous dites « Pour l’amour de Dieu, Montrésor », je vous laisserai partir.

— Salopard ! gronda Austin.

Il appuya sa main sur le mur comme si ses jambes se dérobaient sous lui, mais ses yeux étaient fixés sur la flèche à quelques pas.

Skye avait poussé un cri de frayeur en apercevant Sébastien. Mais lorsqu’elle vit l’état d’Austin, elle bondit sur l’arme de Fauchard et l’attrapa par le poignet. Sébastien s’approcha d’elle par-derrière et lui enserra la gorge de son bras valide. Sa force était toujours impressionnante et, par manque d’air, Skye commença à défaillir.

Austin se redressa à la vitesse de l’éclair. Tenant la bouteille par le goulot, il l’abattit sur la tête de Sébastien. Elle se brisa, déversant sur le molosse un torrent de vin et d’éclats de verre. Sébastien relâcha Skye qui tomba par terre, puis il resta immobile, l’air hébété, avant de basculer comme un arbre déraciné.

Émile fit un pas de côté pour éviter le corps de Sébastien et pointa le canon de son arme vers Austin. Celui-ci se jeta contre lui de toutes ses forces, l’envoyant valser dans l’alcôve. Il tâtonna, à la recherche du revolver, mais Fauchard parvint à tirer avant lui. Il manqua son coup et la balle percuta le mur à quelques centimètres du visage d’Austin. Des fragments de pierre ricochèrent sur la joue d’Austin, et il fut temporairement aveuglé par la flamme produite par le coup de feu. Il trébucha sur les briques, et tomba à genoux. Fauchard s’écarta en sautillant.

— Dommage, vous ne goûterez pas le lent supplice que je vous avais préparé, déclara Émile Puisque vous êtes à genoux, pourquoi ne pas en profiter pour m’implorer de vous laisser en vie ?

— Non merci, déclina Austin.

Ses doigts se recroquevillèrent sur la flèche de l’arbalète. Il s’empara de la mince baguette de bois et la ficha dans le pied d’Émile. La pointe acérée traversa la pantoufle dorée. Émile laissa échapper un hurlement qui ricocha sur la voûte, et baissa son arme.

Austin s’était déjà relevé. Il visa un point douloureux sur la mâchoire Émile, et mit tout son poids et toute son énergie dans un crochet du droit qui détacha presque la tête de Fauchard de ses épaules. Le pistolet tomba, et Émile s’affaissa sur le sol à côté de son comparse. Austin aida Skye à se relever. Elle avait la main sur sa gorge meurtrie et peinait à reprendre son souffle.

Après s’être assuré qu’elle respirait à nouveau normalement, il se pencha sur l’homme au visage de cire.

— Pour Sébastien, on dirait que le vin lui est monté à la tête.

— Émile a dit que le vin était drogué. Comment as-tu... ?

— Je l’ai laissé couler sur mon menton. Un vin aussi vieux, ça a probablement un goût de vinaigre.

Austin attrapa Émile par les chevilles et le traîna dans l’alcôve. Puis il attacha l’un des fers au poignet de Fauchard et l’autre à un anneau mural. Ôtant son bonnet de bouffon pour l’enfoncer sur les oreilles de Fauchard, il lui susurra :

— Pour l’amour de Dieu, Montrésor.

Austin prit la torche sur le support et ouvrit la marche dans le tunnel. Malgré son numéro d’homme soûl, il s’était efforcé de mémoriser chaque pas de l’itinéraire qu’ils avaient emprunté. Ils retrouvèrent bientôt les oubliettes et découvrirent le corps de Cavendish. Les rats s’étaient enfuis à leur approche. Le visage rubicond du Britannique était figé dans un rictus d’horreur.

Austin posa les doigts sur le cou de Cavendish, mais ne sentit pas battre son pouls.

— Il est mort.

— Je ne comprends pas, objecta Skye. Il n’y a pas de sang.

Austin passa le doigt sur le bord de la lame, posée si près qu’elle effleurait les plumes de la poitrine de Cavendish.

— Fauchard disait la vérité, pour une fois. La lame est bien en bois. Sauf qu’il n’avait pas mis lord Cavendish dans la confidence et je crois que notre ami est mort de peur. Viens, on ne peut plus rien pour lui.

Ils longèrent les couloirs jusqu’à un escalier en colimaçon raide et étroit. L’odeur de moisi diminuait à mesure qu’ils montaient, et l’air frais leur fouetta bientôt le visage. Ils arrivèrent à une porte qui donnait sur la cour d’honneur du château et suivirent les éclats de rire jusqu’à l’avant du château. Les invités étaient en train de franchir la herse. Marchant lentement et titubant comme s’ils étaient ivres, Austin et Skye rattrapèrent les autres. Ils se mêlèrent au groupe, passèrent la porte, puis franchirent le pont de pierre. Les voitures des convives étaient alignées dans l’allée circulaire, et ils se faisaient leurs adieux avec effusion. Bientôt, tous les invités furent partis et il ne resta plus que Skye et Austin. Une autre voiture arriva. C’était la Rolls Royce de Darnay. Austin ouvrit la portière pour Skye. Il entendit quelqu’un crier quelque chose en français et, se retournant, aperçut Marcel qui traversait le pont en courant. Un domestique entendit l’ordre de Marcel et s’interposa entre Austin et la voiture. Le garde passait la main dans sa veste de smoking quand Austin le démolit avec un direct au plexus. Il cria à Skye de monter à l’arrière et fit le tour de la voiture en courant. Il ouvrit la portière, tira le chauffeur de son siège et s’en débarrassa en lui flanquant un coup de coude dans la mâchoire, puis il se glissa derrière le volant.

Il passa la première d’un coup sec et appuya sur l’accélérateur. La Rolls décolla dans un crissement de pneus et contourna la fontaine en dérapant. Austin fut alerté par un mouvement sur sa gauche, et vit quelqu’un courir vers la voiture. Il braqua le volant dans la direction opposée. Un autre garde s’avança alors dans la lumière des phares, une arme dans chaque main.

Austin se baissa, protégé par le tableau de bord, et accéléra. L’homme rebondit sur le capot et heurta le pare-brise avant de rouler au sol. Mais le pare-brise, sous l’impact, s’était fissuré en étoile. Tout à coup, la fenêtre côté passager se brisa. Austin vit des éclairs d’armes à feu devant lui et eut soudain l’impression que quelqu’un se jetait avec un marteau-piqueur sur la calandre. Il braqua, sentit l’impact d’un autre corps, et tourna le volant dans la direction opposée.

Une lumière l’éblouit et l’empêcha de voir à travers le pare-brise endommagé. Austin appuya de nouveau sur l’accélérateur en croyant se diriger vers la sortie, mais il avait perdu le sens de l’orientation. La Rolls quitta le sol au bord de la douve, s’éleva dans l’air et tomba dans l’eau. L’airbag s’était gonflé et, tout en se débattant pour le repousser, il sentit l’eau passer à travers la fenêtre et se déverser sur ses jambes. Des balles arrosèrent le toit de la voiture qui coulait, mais l’eau les freinait. Austin se recroquevilla derrière le tableau de bord et emplit ses poumons d’air. Une seconde plus tard, la voiture sombrait complètement.